Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/133

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le potage du voyageur fut suivi d’un plat de viande, puis d’un plat de légumes. Il mangea tout ce qu’on mit devant lui, vida sa bouteille de vin, se fit servir du café et du rhum, et fuma une cigarette en buvant sa demi-tasse. À mesure qu’il oubliait sa fatigue, il se mettait aussi plus à son aise et il finit par se mêler à une conversation insignifiante avec des airs de condescendance protectrice, comme s’il eût été d’une condition bien supérieure à celle qu’annonçait son costume.

Peut-être la société avait-elle d’autres engagements ailleurs, peut-être ne se sentait-elle pas digne de ce monsieur ; dans tous les cas, elle se dispersa peu à peu, et n’étant pas remplacée, elle laissa son nouveau protecteur en possession du Point du Jour. L’hôte faisait résonner les ustensiles de cuisine, l’hôtesse cousait tranquillement, et le voyageur, restauré, fumait auprès du poêle, où il chauffait ses pieds déchirés par la route.

« Pardon, madame, mais il paraît que ce Biraud…

— Rigaud, monsieur.

— Rigaud. Pardon encore une fois… que ce Rigaud a encouru votre disgrâce. Comment cela ? »

L’hôtesse, qui avait déjà varié dans ses jugements en elle-même, trouvant tantôt que ce voyageur était un joli garçon, tantôt qu’il avait mauvaise mine, en remarquant son nez qui s’abaissait et sa moustache qui remontait, fut plus disposée que jamais à s’en tenir à sa dernière opinion.

« Rigaud, répondit-elle, était un criminel qui avait tué sa femme.

— Tiens, tiens ! mort de ma vie ! Voilà un assez vilain criminel. Mais comment savez-vous ça ?

— Tout le monde le sait.

— Ah ! et pourtant il a échappé à la justice ?

— Monsieur, la loi n’a pas pu trouver assez de preuves ; du moins, c’est ce qu’a dit la loi. Néanmoins tout le monde sait qu’il a commis le crime. Le peuple le savait si bien qu’il a voulu le mettre en morceaux.

— Avec ça que les Marseillais vivent tous en si bonne intelligence avec leurs propres femmes, dit le voyageur. Ha ! ha ! »

L’hôtesse du Point du Jour le regarda de nouveau, et fut plus que jamais confirmée dans sa dernière décision. Il avait pourtant une jolie main et il savait bien la faire voir, ce qui donna encore une fois à penser à la dame qu’il n’avait pas trop mauvaise mine, après tout.

« Et savez-vous, madame, ou bien quelqu’un de ces messieurs savait-il ce qu’est devenu ce… Ri…baud ? »

L’hôtesse secoua la tête (jusqu’alors elle s’était contentée de lui imprimer un mouvement vertical en parfaite harmonie avec ses paroles), et répondit qu’au dire des habitués du Point du Jour et d’après les journaux, on le retenait en prison dans son propre intérêt.