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manger aussi vite que vous pourrez, et apportez-moi du vin tout de suite. Je n’en puis plus !

— Il fait vilain temps, monsieur.

— Un sacré temps !

— Et la route a dû vous sembler longue !

— Une sacrée route ! »

Sa voix enrouée lui fit défaut et il s’accouda à table, la tête appuyée sur ses mains, pendant qu’on lui apportait du comptoir une bouteille de vin. Ayant rempli et vidé son verre deux fois de suite et cassé une croûte du grand pain qu’on avait posé devant lui avec la nappe et la serviette, l’assiette à soupe, le sel, le poivre et l’huile, il s’appuya le dos contre le coin du mur, s’allongea sur le banc où il était assis et commença à grignoter son pain en attendant que son repas fût prêt.

Il y avait eu une interruption momentanée dans la conversation entamée autour du poêle, comme il arrive toujours en pareille compagnie, à l’arrivée d’un étranger qui attire naturellement l’attention des causeurs et occasionne des distractions ; mais elle ne dura pas longtemps, et les habitués, après avoir regardé le nouveau venu, reprirent leur entretien interrompu.

« Voilà pourquoi, dit l’un d’eux, terminant une histoire qui touchait à sa fin, voilà pourquoi on a dit que le diable était lâché. »

L’orateur était le grand suisse de l’église, et il apportait dans cette discussion quelque chose de l’autorité de l’Église, puisqu’il s’agissait du diable.

L’hôtesse, après avoir appelé son mari, qui remplissait les fonctions de cuisinier du Point du Jour, et donné ses ordres pour le repas du voyageur, était retournée à son comptoir, où elle avait repris son ouvrage. C’était une petite femme vive, soigneuse et intelligente, coiffée d’un ample bonnet et montrant un peu trop le haut de ses bas ; elle se mêla à la conversation en débutant par plusieurs signes de tête animés, mais sans lever les yeux de son ouvrage.

« Ah ciel ! s’écria l’hôtesse, lorsque le bateau est arrivé de Lyon, et qu’on a répandu le bruit que le diable était lâché dans les rues de Marseille, il y a des gobe-mouches qui ont cru cela. Mais pas moi. Non, non.

— Madame, vous avez toujours raison, répondit le grand suisse. Mais vous deviez être bien enragée contre cet homme, madame ?

— Ah ! mais oui, répliqua l’hôtesse cessant de regarder son ouvrage pour ouvrir de grands yeux et jeter sa tête en arrière. Et c’est tout simple !

— C’était un mauvais sujet ?

— C’était un misérable meurtrier, dit l’hôtesse, et il méritait bien le sort auquel il a eu la chance d’échapper. C’est bien dommage.