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Mais les dents qu’il montrait à la ville et le poing qu’il levait contre la ville, n’abrégeaient pas la route. La faim, la soif et la fatigue n’avaient fait que s’accroître lorsque ses pieds touchèrent le pavé raboteux de Châlons et qu’il s’arrêta pour regarder autour de lui.

Voilà l’hôtel avec sa porte cochère et ses parfums de cuisine appétissante ; voilà le café avec ses croisées lumineuses et son bruit de dominos ; voilà la boutique du teinturier avec ses banderoles d’étoffe rouge pour enseigne ; voilà le magasin du bijoutier avec ses boucles d’oreilles et ses ornements d’autel ; voilà le débit de tabac avec son groupe animé de pratiques en pantalon de garance qui sortent la pipe à la bouche ; voilà les puanteurs de la ville, la boue et les ordures des ruisseaux ; les lanternes sans éclat pendues en travers de la rue, et l’énorme diligence avec sa montagne de bagages et ses six chevaux gris aux queues retroussées, qui s’apprête à partir, stationnée devant le bureau. Mais comme il n’y avait là aucun petit cabaret assez modeste pour un voyageur peu chargé d’écus, il lui fallut, avant d’en trouver un, tourner un coin obscur où le pavé était jonché de feuilles de choux écrasées, aux environs de la fontaine publique, sous les pieds des femmes qui n’avaient pas encore fini d’emplir leurs seaux. Là, dans une rue de traverse, il trouva une modeste auberge, Au Point du Jour. Les rideaux empêchaient de voir à l’intérieur : mais le Point du Jour paraissait bien éclairé et bien chauffé, et des inscriptions lisibles, ainsi que les accessoires artistiques de queues et de billes annonçaient qu’on pouvait y jouer au billard, y manger, y boire, y loger à pied et à cheval ; qu’on y trouvait bon vin, bonnes liqueurs, bonne eau-de-vie. Le voyageur tourna le bouton de la porte du Point du Jour et entra en boitant.

En entrant, il porta la main à son chapeau mou et décoloré, pour saluer quelques habitués qui se trouvaient rassemblés dans la salle. Deux d’entre eux jouaient aux dominos à une des petites tables ; trois ou quatre autres, assis autour du poêle, causaient en fumant leur pipe ; pour le moment, le billard qui occupait le milieu de la salle était libre ; l’hôtesse du Point du Jour trônait dans son petit comptoir de plomb au milieu de ses bouteilles de sirop nuageux, de ses paniers de gâteaux, et travaillait à quelque ouvrage d’aiguille.

Se dirigeant vers une petite table non occupée, dans un coin de la salle derrière le poêle, il posa à terre son havre-sac et son manteau. En se redressant, après avoir terminé ce premier préparatif d’installation, il trouva l’hôtesse auprès de lui.

« On peut loger ici ce soir, madame ?

— Certainement ! répondit l’hôtesse d’une voix élevée, chantante et encourageante.

— Bon. On peut dîner… ou souper, si vous aimez mieux ?

— Certainement ! s’écria l’hôtesse avec la même intonation.

— Dépêchons alors, madame, s’il vous plaît. Donnez-moi à