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je sais ce que tel ou tel métal fera à telle température, et tel ou tel corps soumis à une certaine pression, de même j’aurais dû savoir, si je m’étais donné la peine de réfléchir, de quelle manière ces grands lords et ces grands gentlemen traitent une requête comme la mienne. Je n’ai pas le droit d’être surpris, ayant une tête sur les épaules et une mémoire dans ma tête, si je tombe dans la même ornière que ceux qui m’ont précédé. J’aurais dû laisser tout ça là ; n’avais-je pas assez d’exemples sous les yeux pour m’avertir ? »

Là-dessus, il mit son étui à lunettes dans sa poche et dit à Arthur :

« Si je ne sais pas me plaindre, monsieur Clennam, je sais être reconnaissant : et je vous assure que je le suis beaucoup à notre ami commun de m’avoir encouragé bien des fois et de bien des manières.

— Bah, bah ! » dit M. Meagles.

Arthur ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur Daniel Doyce pendant le silence qui suivit. Quoique la nature de son caractère et le respect de lui-même empêchassent le mécanicien de s’exhaler en plaintes oiseuses, on voyait clairement que ses luttes prolongées l’avaient vieilli avant le temps et qu’elles l’avaient rendu plus taciturne et plus pauvre. M. Clennam ne put s’empêcher de songer combien cet homme eût été plus heureux s’il avait suivi l’exemple des gentlemen qui daignent diriger les affaires du pays, et appris d’eux l’art de ne rien faire.

Pendant cinq minutes environ, M. Meagles fut aussi rouge que découragé, puis il se calma et devint moins sombre.

« Allons, allons ! s’écria-t-il, ce n’est pas en prenant des aire renfrognés que nous donnerons une meilleure tournure à cette affaire. Où allez-vous, Daniel ?

— Je retourne à la fabrique, répondit Daniel.

— Eh bien, nous irons tous à la fabrique, ou du moins nous vous reconduirons de ce côté, répliqua M. Meagles ; M. Clennam ne refusera pas de venir avec nous à la cour du Cœur-Saignant.

— Cour du Cœur-Saignant ! Mais c’est justement là que j’ai affaire.

— Tant mieux ! s’écria Meagles ; venez avec nous. »

Tandis qu’ils continuaient leur promenade, il y eut au moins un des promeneurs (sans doute plus d’un) qui pensa que la cour du Cœur-Saignant était une habitation fort convenable pour une personne qui avait été en correspondance avec Leurs Seigneuries et avec les Mollusques ; peut-être aussi eut-on un pressentiment que la verte Albion elle-même pourrait bien se trouver réduite, un de ces quatre matins, à chercher un logement dans la cour du Cœur-Saignant, si elle s’obstinait à outrer cet admirable système des Circonlocutions.