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perçants que brillants ; espèce d’armes pointues offrant peu de surface, pour mieux se cacher. Ils n’avaient ni profondeur ni variété ; Ils scintillaient lorsque les paupières se levaient ou s’abaissaient. Jusque-là, n’étaient les services qu’ils rendaient au prisonnier, un horloger en eût pu fabriquer une meilleure paire. Il avait un nez recourbé, assez beau dans son genre, mais qui remontait trop entre les yeux, trop rapprochés eux-mêmes l’un de l’autre. Quant au reste, il était grand et robuste de corps ; il avait des lèvres minces, à en juger par le peu que son épaisse moustache en laissait voir, une masse de cheveux secs, d’une couleur indéfinissable dans leur état inculte, mais offrant çà et là des tons rougeâtres. La main avec laquelle il se retenait aux barreaux de la croisée, toute contournée sur le dos de vilaines égratignures fraîchement cicatrisées, était extrêmement potelée ; elle eût même été extrêmement blanche, sans la souillure de la prison.

L’autre prisonnier dormait par terre sur les dalles, recouvert d’un habit brun de drap grossier.

« Lève-toi, animal, gronda son compagnon. Je ne veux pas que tu dormes quand j’ai faim.

— Ça m’est égal, maître, répondit l’animal d’un ton soumis et avec une certaine gaieté ; je me réveille quand je veux, je dors quand je veux. Ça m’est égal. »

Tout en parlant, il s’était levé, secoué, gratté ; il attacha négligemment son habit brun autour de son cou, en croisant les manches (ce vêtement venait de lui servir de couverture), et s’assit en bâillant sur le pavé humide, le dos appuyé contre le mur qui faisait face à la grille.

« Dis-moi quelle heure il est, grommela l’autre.

— Midi va sonner… dans quarante minutes. »

Pendant la courte pause qu’il avait faite, il avait regardé tout autour de la prison, comme pour y chercher un renseignement exact.

« Tu es donc une horloge ? comment fais-tu pour toujours connaître l’heure ?

— Je n’en sais rien : mais je puis toujours dire l’heure qu’il est, comme l’endroit où je suis. On m’a amené ici pendant la nuit et au sortir d’un bateau. Cela ne m’empêche pas de savoir où je suis. Voyez un peu. Port de Marseille… Il était déjà à genoux sur les dalles, dessinant la carte avec son doigt basané… Toulon (où il y a un bagne), l’Espagne là-bas, Alger un peu plus loin. Voilà Nice, qui se faufile à gauche. En faisant le tour de cette corniche, nous trouvons Gênes, jetée et port de Gênes, Lazaretto. La ville est ici ; là, les jardins en terrasse où rougit la belladone. Ici, Porto-Fino. En avant pour Livourne. En avant encore pour Civitta-Vecchia. Puis vous arrivez tout droit à…. Comment, il n’y a pas de place pour Naples ?… » Il était arrivé jusqu’au mur à cet endroit de son plan…. « Mais c’est égal ; Naples est là dedans. »

Il resta à genoux, regardant son camarade de geôle, d’un air