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L’AMI COMMUN.

pas une livre de plus. Cependant je n’y regarderai pas avec vous, et s’il faut un peu allonger la courroie…

— Vous êtes bien bon, monsieur, dit le secrétaire avec effort.

— Nous porterons donc le chiffre à deux cents livres ; mettez deux cents livres par an. Maintenant, il faut savoir ce que j’aurai pour mes deux cents livres. Quand j’achète un mouton, j’ai l’animal entier ; quand j’achète un secrétaire, je dois l’avoir entier aussi.

— C’est-à-dire, monsieur, que vous achetez tout mon temps.

— Sans doute ; ce n’est pas que je veuille vous occuper du matin au soir ; vous pourrez prendre un livre, une minute ou deux, quand vous n’aurez rien à faire ; bien qu’on ait toujours de la besogne lorsqu’on veut en trouver ; mais j’entends vous avoir là ; il est convenable que vous soyez à mes ordres à toute heure du jour. Ainsi donc, depuis le déjeuner jusqu’au souper vous ne quitterez pas la maison. » Le secrétaire s’inclina. « Autrefois, continua l’ancien boueur, quand j’étais en place, je ne sortais pas à ma volonté, et il ne faut pas vous attendre à flâner suivant votre fantaisie. Vous avez pris cette habitude-là depuis quelque temps ; c’est peut-être parce que la chose n’avait pas été spécifiée ; mais à présent je vous le dis, et que cela ne se renouvelle pas. Quand vous voudrez sortir, vous demanderez la permission. »

Rokesmith fit un nouveau signe d’assentiment. Il avait l’air de s’imposer une vive contrainte ; son visage exprimait à la fois la surprise et l’humiliation.

« J’aurai une sonnette qui ira de cette chambre à la vôtre, reprit mister Boffin, et je sonnerai quand j’aurai besoin de vous. Pour le moment, rien autre chose à vous dire, du moins je ne le pense pas. »

Rokesmith se leva, réunit ses papiers, et sortit de la chambre. Les yeux de miss Wilfer, qui l’avaient suivi jusqu’à la porte, allèrent se poser sur mister Boffin, toujours allongé dans son fauteuil, et revinrent se fixer sur le livre qu’ils venaient de quitter. Mister Boffin se leva l’instant d’après. « J’ai laissé ce garçon-là, un de mes gens, prendre des airs au-dessus de sa position, dit-il en trottinant dans la chambre. Ça ne convient pas ; faut lui rabattre le caquet. Un homme riche a des devoirs envers ses pareils, et doit serrer la bride à ses inférieurs. »

Bella sentit que missis Boffin éprouvait un vif malaise, et cherchait à lire sur son visage l’impression qu’elle ressentait de ces paroles. Elle attacha donc sur son livre un regard plus attentif, et tourna la page en feignant d’être absorbée par sa lecture.