Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/78

Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
L’AMI COMMUN.

places, comment on accommode les poulets à Greenwich, et si vraiment les dîners qu’on fait là-bas sont aussi agréables qu’on le prétend. Les signes de tête et les clignements d’yeux du pauvre homme font tellement rire la malicieuse enfant qu’elle en avale de travers ; au point que Lavinia se croit obligée de lui frapper dans le dos, ce qui la fait rire davantage, et finit par faire rire le pauvre Pa. Mais à l’autre bout de la table, missis Wilfer est un puissant correctif à cette folle gaieté.

« Je crains, mon trésor, lui dit le Chérubin dans l’innocence de son âme, et avec des intentions conciliantes, je crains que vous ne soyez pas à votre aise.

— Pourquoi cela, R. Wilfer ? demande-t-elle d’une voix sonore.

— Parce que, mon amour, vous paraissez un peu souffrante.

— Pas du tout, répond-elle sur le même ton.

— Accepteriez-vous cette lunette de volaille, cher trésor ?

— J’accepterai tout ce qu’il vous plaira de m’offrir, R. Wilfer.

— Est-ce le morceau que vous aimez ?

— Je l’aime autant qu’un autre, R. Wilfer. »

Et s’immolant au bien-être général, cette femme majestueuse se met les morceaux dans la bouche, comme si elle faisait manger quelqu’un devant un public imposant. Bella n’a pas seulement apporté les poulets, mais encore du dessert, et deux bouteilles de vin, ce qui donne à la fête un éclat sans précédent. L’héroïne fait les honneurs du premier toast à son époux, et boit à la santé de R. Wilfer.

« Merci, répond le brave homme. À la vôtre, cher trésor.

— À papa et à maman, dit Bella.

— Non, répond la noble dame, je ne crois pas le devoir. J’ai bu à la santé de votre père ; cela suffit. Cependant si vous insistez pour me comprendre dans le toast que vous lui adressez, ma gratitude n’y fera pas d’objection.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écrie Lavinia. Est-ce que nous ne sommes pas là pour fêter le jour qui vous a unis tous les deux ?

— Quelle que soit la circonstance qui rende ce jour mémorable, ce n’est pas celui où je permettrai à l’un de mes enfants de me manquer. Ainsi donc, Lavinia, je vous demande, et au besoin, je vous ordonne, de modérer vos expressions. Et à ce propos, R. Wilfer, il convient de rappeler que c’est à vous de commander et à moi d’obéir ; car c’est vous qui êtes le maître. Je boirai donc à ma santé, comme à la vôtre, puisque tel est votre désir. » L’obéissante épouse avale ce toast avec une rigidité effrayante.