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L’AMI COMMUN.

comme nous tous, quand nous sommes évanouis, comme nous tous, chaque matin, quand nous nous éveillons, c’est malgré lui qu’il revient au sentiment de l’existence : il aimerait mieux dormir.

Bob Gliddery arrive avec miss Riderhood, qui n’était pas chez elle, et qu’il a eu beaucoup de peine à trouver. Plaisante a son châle sur la tête ; la première chose qu’elle fait, tout en pleurant et en saluant miss Potterson, est de relever ses cheveux qui sont tombés lorsqu’elle a ôté son châle. « Je vous remercie, miss Abbey, d’avoir recueilli mon père.

— Je dois l’avouer, ma fille, je ne savais pas qui c’était ; mais je l’aurais su que j’espère bien que c’eût été la même chose. »

La pauvre Plaisante, fortifiée d’une goutte d’eau-de-vie, est conduite au premier étage. S’il lui fallait prononcer l’oraison funèbre de son père, elle aurait peu de gratitude à exprimer, peu de tendres souvenirs à rappeler ; mais elle a pour Riderhood bien plus d’affection qu’il n’en a jamais eu pour elle, et c’est en joignant les mains, et en pleurant amèrement qu’elle interroge le docteur. « N’y a-t-il plus d’espoir, monsieur ? mon pauvre père est-il mort ?

— Ma chère fille, répond le docteur sans détourner la tête, et en restant agenouillé près du lit, si vous ne pouvez pas prendre sur vous d’être calme, je ne permettrai pas que vous restiez là. »

Plaisante s’essuie donc les yeux avec sa chevelure, qui de nouveau a besoin d’être relevée, et regarde avec un intérêt mêlé d’effroi tout ce qu’on fait pour son père. En sa qualité de femme, son aptitude à soigner les malades lui permet bientôt de se rendre utile. Elle devine ce qu’il faut au docteur, le lui présente avant qu’il l’ait demandé, et finit par lui inspirer assez de confiance pour qu’il la charge de soutenir la tête de Riderhood.

Voir son père être un objet de sympathie pour les autres, voir tout le monde disposé à tolérer sa présence, disposé même à le supplier de rester ici-bas, est tellement nouveau pour Plaisante, qu’elle en éprouve une sensation inconnue. Si cela pouvait durer, quel changement d’existence ! L’idée confuse d’une position respectable lui traverse l’esprit. Elle se dit que peut-être ce qu’il y avait à reprocher à son père s’est noyé tout à l’heure, et que s’il venait à rentrer dans cette enveloppe qu’il a quittée un instant, il ne serait plus du tout le même. Sous l’influence de cette pensée, elle baise ces lèvres insensibles, et croit que les mains inertes qu’elle presse entre les siennes deviendront caressantes si elle parvient à les réchauffer.

Pure illusion de la part de Plaisante ; mais ils le soignent si bien ! leur anxiété est si vive, leur intérêt si profond ! Leur joie