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L’AMI COMMUN.

t-elle de grands yeux ! » Quelquefois ça l’ennuie, mais le plus souvent elle en est contente. Moi, je me dis pendant ce temps-là, il faut faire ici une pince, donner là un peu plus de biais, tenir la jupe un peu plus longue, surtout décolleter davantage ; bref, je lui essaye la robe de ma poupée ; et de même pour le reste, coiffure ou manteau. Ce sont les toilettes de bal qui sont fatigantes ! il faut être sous le porche ; ce n’est pas facile, quand on est boiteuse, de se faufiler entre les roues des carrosses et les jambes des chevaux. Je me ferai écraser un jour ou l’autre, je m’y attends bien. Mais je les vois, c’est tout ce que je demande. Lorsqu’elles passent de leur voiture au vestibule en se dandinant, et qu’elles aperçoivent ma pauvre figure à moitié cachée par la capote d’un policeman, elles s’imaginent que je les admire de tous mes yeux, de tout mon cœur, et ne se doutent guère qu’elles travaillent pour mes poupées. Il y a lady Belinda Whitrose, qui m’a servi deux fois dans la même nuit. Au moment où elle descendait de carrosse, je me suis dit tout de suite, vous êtes ce qu’il me faut, ma chère. J’ai couru chez moi, je l’ai bâtie ; je suis retournée à la porte du bal ; je me suis mise derrière les hommes qui appellent les voitures, et j’ai attendu. Il pleuvait à verse. À la fin on a crié : la voiture de lady Belinda Whitrose. Lady Belinda se présente, et je lui essaye ma robe avant qu’elle soit assise. Que de peine elle m’a donnée ! La voyez-vous ? c’est elle qui est suspendue par la taille ; oui, là, avec les pieds en dedans ; trop près du gaz pour une tête de cire, lady Whitrose. »

Quand ils eurent longé la Tamise pendant quelque temps, ils demandèrent le chemin qu’il fallait prendre pour gagner la taverne des Six-Joyeux-Portefaix. Ils suivirent les indications qui leur furent données, et après s’être arrêtés deux ou trois fois pour se consulter, avoir regardé autour d’eux à plusieurs reprises et d’un air indécis, ils arrivèrent à l’endroit voulu. Un coup d’œil à travers la cloison vitrée leur montra les merveilles du bar, et miss Abbey, trônant dans son petit coin, où elle lisait le journal. Mister Riah s’étant présenté, la souveraine leva les yeux, laissant en suspens l’expression de son visage, comme si elle devait achever son article avant de s’occuper d’autre chose, et demanda au Juif ce qu’il y avait pour son service.

« Pourrait-on parler à miss Potterson ? dit le vieillard en ôtant son chapeau.

— Non-seulement vous le pouvez, mais vous le faites, répondit l’hôtesse.

— Pourriez-vous nous accorder un instant d’entretien ? »

Miss Abbey, venant alors à découvrir la petite ouvrière, posa