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L’AMI COMMUN.

— Je n’en ai pas eu d’autre, monsieur, que de venir en aide à qui avait besoin d’être secouru. »

Mister Fledgeby ne peut rendre ce qu’il éprouve de cette assertion incroyable que par un reniflement aussi prolongé que dérisoire.

« Vous savez, monsieur, comment j’ai connu cette jeune fille, et combien j’ai pour elle de respect et d’estime ; j’ai eu l’honneur de vous le dire le jour où vous l’avez vue dans mon jardin.

— Vous m’avez dit cela ? demande le maître avec défiance ; c’est possible ; continuez.

— Plus j’ai été à même de la connaître, plus je lui ai porté d’intérêt, poursuit le vieillard. Je l’ai trouvée dernièrement dans une position cruelle : abandonnée par un frère ingrat, assiégée par un homme dont elle ne voulait pas ; circonvenue par un autre, assez puissant pour la faire tomber dans le piège ; et trahie par son propre cœur.

— Elle en était donc éprise ?

— Qu’elle eût du penchant pour lui, c’était bien naturel, monsieur, car il a de grands avantages ; mais il n’est pas de sa condition et ne l’aurait point épousée. Les périls la pressaient de toute part ; le cercle se rétrécissait chaque jour, lorsque me trouvant, comme vous l’avez dit, trop vieux et trop cassé pour que l’on pût me prêter d’autres sentiments que ceux d’un père, je pris le parti d’intervenir, et lui conseillai de s’éloigner. Ma fille, lui ai-je dit, il est de ces moments où la vertu la plus ferme, le courage le plus fort, n’ont d’autre ressource que la fuite. Elle me répondit qu’elle y avait songé, mais qu’elle était sans appui, et ne savait à qui demander asile. Je lui fis comprendre que je pouvais la secourir ; elle accepta mes offres, et partit le jour même.

— Où l’avez-vous envoyée ? demande Fascination en cherchant ses favoris.

— Au loin, répond le vieillard en décrivant une courbe étendue. Elle est chez des Israélites, où elle vit de son travail, et où son repos et son honneur sont assurés. »

Fledgeby, dont les yeux ont suivi le geste du vieillard, pour tâcher d’en saisir la direction, Fledgeby essaye sans le moindre succès de reproduire cette courbe gracieuse, et, secouant la tête, demande si c’est bien de ce côté-là ? Une main sur sa poitrine, l’autre sur le fauteuil du jeune homme, le vieillard ne s’excuse même pas de garder le silence. Quant à renouveler sa question sur ce point réservé, Fledgeby, dont les petits yeux sont beaucoup trop près l’un de l’autre, voit parfaitement que cela ne servirait à rien.