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L’AMI COMMUN.

choir, il essuie l’humidité dont sa barbe et ses cheveux sont couverts.

Le maître s’enfonce plus profondément dans son lit avec un sentiment de jouissance. « Pas de neige, de grésil, ou de verglas ? demande-t-il d’une voix satisfaite.

— Non, monsieur ; cela ne va pas jusque-là ; les rues sont assez propres.

— Pas de quoi faire tant d’esbrouffe, dit Fascination, qui regrette que les rues ne soient pas impraticables, afin de mieux apprécier le bien-être dont il jouit dans son lit. Mais il faut, poursuit-il, que vous vous fassiez toujours valoir ; vous aimez à vous donner de l’importance. Avez-vous les livres ?

— Les voilà, monsieur.

— C’est bon. Je vais réfléchir une ou deux minutes ; pendant ce temps-là préparez les comptes, que je n’aie plus qu’à les examiner. » Et, se replongeant sous la couverture, Fledgeby fait un nouveau somme.

Après avoir exécuté les ordres du maître, le vieillard se pose sur le bord d’une chaise, croise les mains, et cédant par degrés à l’influence de la chaleur, il s’endort à son tour. Lorsqu’il rouvre les yeux, Fledgeby, qui l’a réveillé, lui apparaît en babouches turques, en large pantalon rose, également turc ; avec robe de chambre et calotte à l’avenant ; le tout, depuis la calotte jusqu’aux babouches, obtenu à vil prix d’un personnage qui lui-même l’avait escroqué à un autre.

« Allons ! vieux drôle, quelle fourberie manigancez-vous ? demande-t-il d’un air railleur ; car vous ne dormez pas. Vit-on jamais dormir une belette ? un Juif, pas davantage.

— Vraiment, monsieur, j’ai peur d’avoir sommeillé, dit le vieillard.

— À d’autres ! s’écrie Fledgeby en le regardant d’un œil qui voudrait être fin ; cela ne prend pas avec moi ; je suis sur mes gardes. Pas mauvais, néanmoins, d’avoir cette mine indifférente lorsque vous traitez une affaire. Oh ! vous êtes rusé ; nous savons cela. »

Le vieillard secoue doucement la tête pour répudier cette qualification ; il étouffe un soupir, et s’approche de la table où Fledgeby se verse à lui-même une tasse d’un café qui, placé près du feu, a pu acquérir le degré de chaleur voulu. Spectacle édifiant : le jeune homme assis dans un bel et bon fauteuil, et sirotant son breuvage savoureux ; le vieillard, debout et la tête inclinée, attendant le bon plaisir de l’autre.

« Voyons, dit Fledgeby, établissez vos comptes, et prouvez-moi par des chiffres que vous n’avez pas reçu davantage. Mais, d’abord, allumez une bougie. »