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L’AMI COMMUN.

lui seul aurait pu le dire ; encore n’y serait-il pas parvenu : de semblables tortures ne s’expriment pas ; elles ne peuvent être que senties. Il avait d’abord le poids de son crime, celui du reproche qu’il se faisait sans cesse de n’avoir pas réussi, puis la crainte effroyable d’être accusé ; et ce fardeau écrasant, il le portait nuit et jour, succombant sous le faix pendant ses courts instants de sommeil, aussi bien que dans les longues heures où ses yeux rougis étaient ouverts. Et non-seulement pas de repos ; mais une monotonie désespérante, toujours la même torture ! La bête de somme, ou l’esclave surchargé, peut en certains moments déplacer son fardeau, et trouver quelque répit, même en augmentant la fatigue de tel membre, la douleur de tel muscle. Le malheureux Bradley, sous la pression de l’infernale atmosphère où il était entré, n’obtenait même pas ce soulagement dérisoire.

Le temps s’écoulait et n’amenait aucune poursuite. Le temps s’écoulait et Bradley vit dans les journaux que mister Lightwood, partie civile au nom de la victime, s’égarait de plus en plus dans ses recherches, où il apportait moins de zèle de jour en jour. Ce fut alors qu’il rencontra mister Milvey à la gare, où il allait flâner dans ses moments de loisir pour savoir s’il n’était pas question de lui soit dans les affiches, soit dans les nouvelles qui pouvaient circuler ; et cette rencontre lui montra ce qu’il avait fait. Il vit que, dans ses efforts pour séparer ces deux êtres, il n’avait réussi qu’à les rapprocher ; qu’il n’avait trempé ses mains dans le sang que pour se désigner à tous comme le misérable instrument de leur union. Il comprit qu’Eugène renonçait à l’accuser, qu’il lui laissait traîner son existence flétrie, et cela par amour pour Elle. Il se dit que le Destin, la Providence, le Pouvoir suprême quel qu’il pût être, l’avait fraudé, pris pour dupe ; et dans sa fureur impuissante, il se déchira avec frénésie, en proie à d’horribles convulsions.

Quelque temps après, la nouvelle du mariage lui fut confirmée par les journaux, qui en publièrent les détails, et dirent, en outre, que bien que toujours en danger, mister Wrayburn se trouvait un peu moins mal. Bradley aurait mieux aimé être pris et jugé comme assassin que de lire ces lignes, de se sentir épargné, et d’en connaître le motif.

Mais pour empêcher la fraude céleste d’aller jusqu’à le faire châtier par la loi, comme s’il avait profité de son crime, il passait la journée entière chez lui, ne sortant qu’à la nuit close, évitant avec soin toute rencontre, et n’allant plus au chemin de fer. Il lut avec anxiété les avertissements des journaux, y cherchant la menace que Riderhood lui avait faite de le réclamer, et ne trouva rien. Il avait largement payé l’hospitalité qu’il avait