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L’AMI COMMUN.

Silas avait guetté d’un œil rapace le nivellement des monticules ; mais des yeux non moins avides en avaient autrefois surveillé la croissance et tamisé du regard les balayures dont ils étaient formés. Pas la moindre trouvaille ; l’ancien geôlier de la prison d’Harmonie avait, depuis longtemps, converti en espèces sonnantes jusqu’aux moindres épaves qu’ils auraient pu contenir. Malgré cette déception, mister Wegg éprouvait un soulagement trop réel de la fin de ce travail pour se plaindre d’une manière sérieuse. L’individu qui avait présidé à l’opération pour le compte de la société, acquéreur des monticules, l’avait réduit à rien. Quelques jours de plus, et Silas était mort. Usant du droit qu’avaient ses patrons de charroyer à la clarté du soleil, de la lune et des torches, ce contre-maître ne lui avait pas laissé de repos. Il fallait que cet homme n’eût pas besoin de dormir, car sa culotte de velours, son chapeau rabattu et sa figure enveloppée d’un mouchoir, comme s’il avait eu la tête brisée, reparaissaient aux heures les plus indues, les plus infernales.

Après avoir été en faction depuis le matin, par la pluie ou le brouillard, Silas venait-il de se glisser entre ses draps, qu’un bruit sourd, accompagné de secousses qui ébranlaient son oreiller, lui annonçaient l’approche d’un train de charrettes, escortées par ce démon de l’insomnie ; et le travail recommençait. Parfois il était réveillé dès son premier sommeil, parfois retenu au poste quarante-huit heures de suite. Et plus cet homme le priait de ne pas se déranger, plus Silas redoublait de vigilance, supposant que l’autre avait découvert une cachette, et s’efforçait de l’éloigner pour accaparer le trésor. Bref, se levant toujours sans jamais être couché, comme il se le disait d’un air piteux, il avait dépéri à tel point que sa jambe de bois était maintenant hors de toute proportion avec son malheureux corps, et paraissait presque dodue comparativement au reste.

Mais il était au bout de ses peines, et allait entrer aujourd’hui même en possession de ses biens. Depuis quelque temps, il fallait le reconnaître, c’était son propre nez qu’aiguisait la meule plutôt que celui de mister Boffin. Ainsi le projet qu’il avait eu de dîner chez ce ver de terre avait été déjoué par les manœuvres de ce contre-maître, et il avait dû confier à mister Vénus la surveillance de Boffin, pendant qu’il s’épuisait au Bower et y séchait sur pied.

La dernière charretée enfin partie, mister Wegg ferma sa porte et se rendit chez Vénus. C’était le soir ; il trouva l’anatomiste assis au coin du feu, comme il s’y attendait, mais ne noyant pas son puissant esprit dans des flots de thé, comme il s’y attendait également.