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L’AMI COMMUN.

nombre de poupées suffisant pour acquitter les frais du lendemain, elle changea d’occupation. « Maintenant, dit-elle, que ces petites amies aux joues roses sont pourvues, habillons notre petite personne aux joues pâles. » Et d’une main leste elle prépara sa robe noire.

« L’inconvénient de travailler pour soi, dit-elle en grimpant sur une chaise afin de se regarder dans la glace, c’est qu’on ne peut pas faire payer la façon ; mais on a un avantage : on n’a pas besoin de sortir pour essayer. Vraiment, ça va très-bien. S’il pouvait me voir, j’espère qu’il serait satisfait. »

Puis elle dit au vieux Juif ce qu’elle avait décidé au sujet des funérailles. « Je l’accompagnerai seule dans mon équipage ordinaire. Pendant ce temps-là, marraine, vous aurez la bonté de garder la maison. Ce n’est pas loin, et je serai bientôt revenue. À mon retour nous prendrons une tasse de thé, puis nous causerons de l’avenir. La dernière demeure que j’ai pu donner à mon pauvre enfant est des plus simples ; mais il ne verra que l’intention, en supposant qu’il en sache quelque chose ; et s’il est à même de le savoir, il est probable que cela lui est égal, ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux. Je vois dans le livre de prières que nous n’emportons rien d’ici-bas ; il est certain que cela serait bien impossible. Cela me console de ne pas pouvoir louer une foule de choses aux pompes funèbres, de ces machines stupides, qu’on a l’air de vouloir faire passer en contrebande avec le mort, et qu’on rapporte ensuite. Il n’y aura que moi à ramener ; ce qui ne sera pas une fraude, puisque je retournerai là un jour ou l’autre pour n’en plus revenir. »

Après le triste parcours de la veille, le malheureux ivrogne sembla être enterré pour la seconde fois. Une demi-douzaine de grands gaillards, à la face rubiconde, le prirent sur leurs épaules et le portèrent au cimetière, précédés par un individu au teint non moins fleuri, qui marchait avec pompe, comme s’il eût été policeman du quartier de la Mort, et affectait de ne pas reconnaître ses amis les plus intimes. Toutefois, à la vue de ce cercueil, n’ayant pour cortège que cette pauvre petite boiteuse, beaucoup de gens tournèrent la tête avec un air d’intérêt.

Enfin le malheureux, qui, pendant longtemps, avait été pour sa fille une si lourde charge, fut déposé dans la terre ; et le majestueux personnage se mit en marche devant la petite boiteuse, comme si l’honneur avait imposé à cette dernière de ne plus savoir le chemin qui conduisait chez elle. Puis ayant apaisé les convenances, ces furies d’ici-bas, il quitta l’orpheline.

« Avant de reprendre courage pour de bon, dit en rentrant la petite ouvrière, il faut que je pleure un peu, marraine ; car un