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L’AMI COMMUN.

et que se souvenir n’éveillait en lui nulle émotion. En dehors de soi, qu’y a-t-il pour l’égoïsme qui regarde en arrière ?

« À propos de ma sœur, reprit Charley, je regrette vivement que vous l’ayez connue ; c’est une chose faite, il n’y a pas à y revenir. Vous m’inspiriez toute confiance ; je vous ai parlé d’elle, expliqué son caractère, vous ai dit comment elle contrecarrait, par des idées absurdes, tous les efforts que je faisais pour nous rendre respectables. Vous l’avez aimée ; j’ai fait tout mon possible pour vous seconder auprès d’elle ; rien n’a pu la contraindre à accepter votre amour, et nous sommes entrés en lutte avec ce Wrayburn. Qu’avez-vous fait, je vous le demande, sinon de justifier ma sœur et de me mettre dans mon tort, en motivant les préventions qu’elle avait contre vous ? Tout cela, monsieur, parce que vous êtes tellement égoïste, tellement absorbé par vos passions, que vous n’avez pas même songé à moi. »

De tous les vices que présente la nature humaine, cet égoïsme prodigieux, dont il accusait son maître, pouvait seul donner à Hexam la conviction profonde avec laquelle il se posait en victime, et soutenait son rôle d’offensé. « Chose extraordinaire, s’écria-t-il avec de véritables larmes, qu’à chaque effort que je fais pour atteindre une respectabilité complète, je me trouve arrêté par quelqu’un, sans qu’il y ait de ma part la moindre faute. Non content d’avoir fait tout ce que je viens de dire, il faut que vous me déshonoriez en faisant rejaillir sur moi la honte de ma sœur, si mes soupçons, comme j’ai tout lieu de le craindre, ont le moindre fondement ; et plus votre culpabilité sera grande, plus il me sera difficile d’empêcher les autres de m’associer à vous dans leur esprit. »

Après un dernier sanglot donné à ses infortunes, il s’essuya les yeux, et se dirigea vers la porte. « Néanmoins, dit-il en se retournant, je suis bien résolu, quoi qu’il arrive, à me créer une position respectable ; et il ne sera pas dit qu’on me fera déchoir du rang que j’aurai conquis dans l’échelle sociale. J’ai rompu avec ma sœur, aussi bien qu’avec vous. Puisqu’elle s’inquiète assez peu de moi pour ne pas craindre de miner ma respectabilité, qu’elle suive sa route, je suivrai la mienne. J’ai une brillante perspective, et j’en profiterai seul, puisqu’au lieu de m’aider, c’est à qui s’efforcera de me nuire. Je ne parle pas de ce que vous avez sur la conscience, mister Headstone ; je l’ignore et ne désire pas le savoir ; mais vous sentirez qu’il est juste de vous éloigner de moi. J’espère donc que vous vous tiendrez à l’écart, et que vous trouverez une consolation à ne faire retomber que sur vous-même la responsabilité de vos actes. Il est probable