Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/302

Cette page a été validée par deux contributeurs.
298
L’AMI COMMUN.

qui probablement faisait sa toilette. Mais quelle surprise quand il le vit reparaître !

« Ah ! ben, dit Riderhood, c’est comme ça qu’vous étiez c’fameux soir, quand j’vous ai vu à la porte du Temp’. Je n’vous quitte pas : vous êtes fin ; mais y a pus fin qu’vous. »

Sa toilette achevée, le baigneur s’accroupit, fit usage de ses deux mains, et se releva tenant un paquet. Il regarda autour de lui avec une grande attention, se rapprocha de la rivière, et y jeta son paquet le plus loin qu’il put, en faisant le moins de bruit possible.

Toujours dans son fossé, Riderhood ne se remit en marche que lorsque le maître de pension eut reprit son chemin d’une manière définitive, et lui fut caché par un coude de la rivière. « Maintenant, se dit l’honnête homme, faut-i’ le suiv’ ou l’lâcher c’te fois, et m’en aller à la pêche ? »

La question n’étant pas résolue, il poursuivit sa course, tout en continuant les débats. « Supposition qu’je l’lâche à c’te heure, j’peux le faire revenir ou me rend’ chez lui. J’saurai toujours ben le r’trouver ; tandis que l’paquet, c’est pas la même chose, i’ pourrait tomber ent’ les mains d’un aut’. V’là qu’est dit, j’vas à la pêche. »

Le malheureux qu’il abandonnait provisoirement continuait à se diriger vers Londres, tremblant au moindre bruit, se défiant de tous les visages, et n’ayant aucun soupçon du danger qui le menaçait. Il pensait bien à Riderhood, il y pensait constamment depuis leur première entrevue ; mais la place que l’éclusier occupait dans son esprit n’était pas celle d’un homme qui se mettait à sa poursuite. Il s’était donné tant de mal pour lui en forger une, et pour l’y faire entrer, qu’il n’admettait pas que Riderhood pût en occuper une autre. Tout meurtrier subit le même aveuglement, c’est une chose fatale contre laquelle il lutte en vain. La découverte du crime peut se faire par cinquante portes ; il parvient, à force de peine et de ruse, à en fermer quarante-neuf, et ne voit pas que la cinquantième est ouverte à deux battants.

Bradley n’avait pas de repentir ; mais il était en proie à une situation morale plus douloureuse, plus consumante que le remords. Le criminel qui parvient à étouffer celui-ci, ne peut pas échapper à ce supplice de recommencer toujours son crime et de le refaire d’une manière plus efficace. L’ombre de cette torture s’aperçoit dans toutes les paroles des meurtriers, dans leurs défenses, dans leurs aveux, jusque dans leurs mensonges. « Si j’avais fait ce dont on m’accuse, est-il croyable que j’aurais commis telle ou telle maladresse ? Aurais-je