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L’AMI COMMUN.


— Il s’agit de son frère, répondit le vieillard en regardant le gentleman.

— De notre frère ! reprit Eugène d’un ton méprisant ; il ne vaut pas un souvenir, encore moins une larme. Et qu’a-t-il fait, notre frère ? »

Le vieux juif attacha sur Eugène un regard profond et grave qu’il reporta sur sa compagne. Ce regard était tellement significatif qu’Eugène arrêta court l’expression légère qu’il avait sur les lèvres, et le transforma en un murmure rêveur.

Les yeux baissés, mais conservant toujours le bras de Lizzie, le vieillard garda le silence, et resta immobile d’un air patient et résigné. Habitué à l’obéissance passive, il aurait passé là toute la nuit, sans paraître désirer qu’il en fût autrement.

« Si mister Aaron veut bien me céder sa place, dit Eugène qui commençait à trouver la chose fatigante, il sera complétement libre de vaquer aux devoirs qui peuvent l’appeler à la synagogue. » Le vieux juif demeura comme un terme. « Bonsoir, monsieur, reprit Eugène, nous ne voulons pas vous retenir. » Puis, se tournant vers Lizzie, il ajouta : « Est-ce que notre ami est un peu sourd ?

— Non, gentleman chrétien, j’ai l’oreille fine, répondit tranquillement le vieillard ; mais il n’y a qu’une voix qui puisse me faire entendre que je doive quitter cette jeune fille avant de l’avoir reconduite.

— Puis-je savoir pourquoi ? dit Eugène avec la même aisance.

— Pardon, répliqua le juif ; si elle le demande, je le dirai ; mais à elle seule, non à d’autre.

— Je ne le demande pas, dit-elle, et vous prie de me reconduire. J’ai été bien éprouvée ce soir, mister Wrayburn ; ne me croyez pas ingrate, dissimulée, ou changeante ; ce n’est pas cela ; je suis seulement bien malheureuse. Mais, je vous en prie, n’oubliez pas ce que je vous disais tout à l’heure ; prenez garde à vous, prenez garde !

— À quel propos, chère Lizzie ? demanda-t-il à voix basse, en se penchant vers elle. De qui ou de quoi faut-il me défier ?

— De quelqu’un que vous avez vu dernièrement, et qui vous en veut beaucoup. »

Eugène fit claquer ses doigts et se mit à rire. « Voyons, reprit-il, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, nous allons partager le mandat, et vous reconduire chez vous, mister Aaron d’un côté, et moi de l’autre. »

Il connaissait le pouvoir qu’il avait sur elle, et savait bien qu’elle n’exigerait pas qu’il s’éloignât. Il savait, qu’ayant des craintes à son égard, elle serait inquiète si elle le perdait de