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L’AMI COMMUN.

plutôt : Napoléon à Sainte-Hélène, ajouta-t-il en se croisant les bras.

— Avant-hier, reprit-elle en attachant sur lui ce regard suppliant qui remuait ce qu’il avait de meilleur dans l’âme, quand je vous ai rencontré en sortant de la fabrique, vous m’avez dit que vous étiez venu pour une partie de pêche, et que vous ne vous attendiez pas à me voir ; était-ce vrai ?

— Pas du tout ; je ne suis venu ici que pour vous trouver, répondit-il avec calme.

— Savez-vous pourquoi j’ai quitté Londres, mister Wrayburn ?

— Pour vous débarrasser de moi, Lizzie ; ce n’est pas flatteur ; mais je crois que c’est vrai.

— Oui, monsieur.

— Comment avez-vous pu être si cruelle ?

— Oh ! monsieur ! dit-elle en fondant en larmes, est-ce moi qui ai de la cruauté ?

— Au nom de tout ce qu’il y a de bon sur la terre, et ce n’est pas au mien que je vous conjure, car Dieu sait que je ne suis pas bon, reprit Eugène, ne soyez pas malheureuse.

— Puis-je ne pas l’être quand je sais la distance qui nous sépare ? quand je sais que vous n’êtes venu que pour me conduire à la honte ? » répondit-elle en se couvrant la figure.

Il la regarda avec tendresse et pitié, se reprochant sa douleur, n’ayant pas la force de se sacrifier à elle, mais profondément ému.

« Je ne pensais pas, dit-il, qu’il y eût une femme au monde qui, avec si peu de mots, pût m’émouvoir autant. Mais soyez indulgente, Lizzie ; vous ne savez pas ce que j’éprouve ; vous ne savez pas que je vous vois sans cesse, et que votre image m’égare. Vous ne savez pas que cette insouciance qui vient à mon secours dans toutes les difficultés de la vie, n’existe plus quand il s’agit de vous. Elle a disparu, vous l’avez frappée de mort… je voudrais parfois que vous m’eussiez tué avec elle. »

Ces expressions passionnées, qu’elle n’attendait pas, firent naître dans son cœur un mouvement de joie et d’orgueil. Songer qu’il s’occupait d’elle à ce point-là ! Il avait tort ; mais se dire qu’elle le troublait ainsi ! « Je suis malheureuse, reprit-elle, mais je ne vous reproche rien, je vous assure. Vous ne sentez pas cela comme moi ; la position est si différente ! Vous êtes venu sans réfléchir ; mais pensez-y maintenant, je vous en prie, monsieur.

— À quoi faut-il que je pense ? demanda-t-il avec aigreur.

— À moi, mister Wrayburn.

— Mais je ne fais pas autre chose ! Ce qu’il faut m’apprendre,