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L’AMI COMMUN.

— Tu es fatiguée ?

— Pas du tout ; je suis en train d’écrire à Lizzie. Bonsoir, cher Pa, si bon, si doux, si excellent. »

Elle écrivit à Lizzie une lettre fort longue, et venait de la terminer lorsque rentra son mari. « Vous arrivez bien, lui dit-elle ; je vais vous donner votre première leçon dès que ma lettre sera cachetée ; vous allez être mené sévèrement, je vous en réponds. »

La lettre cachetée, l’adresse mise, la plume essuyée, le pupitre fermé à clef et remis à sa place ; tout cela fait avec une gravité qu’aurait pu avoir la Parfaite ménagère, mais dont elle ne serait pas sortie assurément par un éclat de rire aussi musical, Bella fit asseoir son mari dans le fauteuil qu’il avait adopté, et s’assit elle-même sur son petit tabouret.

« Maintenant, monsieur, comment vous appelez-vous ? »

Pas de question allant plus droit au secret dont il lui faisait mystère. Il cacha néanmoins sa surprise, et répondit tranquillement : « John Rokesmith, cher ange.

— Très-bien. Qui vous a nommé comme cela ? »

Est-ce que je me suis trahi sans le savoir ? pensa John, qui répondit par une autre question. « Ne seraient-ce pas, cher trésor, mes parrains et marraines ?

— Pas très-bien, vous avez hésité ; je vois cependant que vous savez votre catéchisme, et je passe à autre chose. Pourquoi m’avez-vous redemandé ce soir si je voudrais être riche ? »

Encore son secret ! Il abaissa les yeux vers elle, qui, les mains croisées sur son genou à lui, le regardait en souriant. Jamais confidence ne fut plus près des lèvres ; et, ne trouvant pas de réponse, il lui donna un baiser.

« Bref, cher John, le texte de mon sermon est que je ne désire rien au monde, et que j’ai besoin que tu en sois convaincu.

— En ce cas le sermon est fini, car je te crois sur parole.

— Mais ce n’est que le premier point ; il y en a un second, puis un affreux troisième, comme je disais en moi-même quand j’étais petite, et qu’il fallait avaler le prêche.

— Voyons ces derniers points, mon ange.

— Êtes-vous bien sûr, John chéri, sûr et certain au plus profond de votre cœur…

— Qui ne m’appartient plus, interrompit John.

— Non, mais vous en avez la clef. Êtes-vous bien sûr, au fond de ce cœur que vous m’avez donné, comme je vous ai donné le mien, positivement sûr d’avoir oublié le passé ?

— Au contraire, je veux me le rappeler toujours, dit-il en posant ses lèvres sur celles de l’adorée. Si j’en avais perdu le souvenir, pourrais-je, en t’écoutant, me rappeler que ta voix