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L’AMI COMMUN.


Bella est à pied ; la voyez-vous, la charmante fille ? vive et légère, elle franchit les rues d’un pas rapide. Voyez le Chérubin : il l’attend derrière une pompe, à trois milles, au moins, du toit paternel.

Regardez-les maintenant ; les voyez-vous sur le bateau de Greenwich ? Y seraient-ils attendus ? Probablement. Du moins Rokesmith est depuis trois heures au débarcadère, et semble radieux quand il les voit sur le petit vapeur enfumé, qui, pour lui, brille d’un éclat sans égal. Probablement ; car à peine a-t-elle sauté sur la rive qu’elle s’est emparée du bras de John, sans témoigner le moindre étonnement. Ils marchent l’un et l’autre d’un air éthéré, comme soulevés par la brise, et entraînent dans leur sillage un vieux pensionnaire de Greenwich : deux jambes de bois, un visage rude et bourru. Une minute avant que Bella fût arrivée et passât son petit bras confiant sous celui de Rokesmith, le vieux loup de mer ne voyait plus au monde d’autre objet que le tabac ; il était échoué dans la vase. Elle paraît, il est remis à flots à l’instant même, et suit à la dérive.

« Sur quel endroit va-t-on mettre le cap ! » Tout en se faisant cette question, notre invalide est pris d’un intérêt si vif qu’on lui voit tendre le cou et se mettre, pour ainsi dire, sur la pointe des pieds, afin de regarder par-dessus les gens qui l’en séparent.

Le Chérubin ouvre la marche ; Rude-et-Bourru l’observe, et s’aperçoit qu’on a mis le cap sur l’église de Greenwich, où le séraphique personnage va sans doute voir ses parents ; car bien que la plupart des faits ne produisent chez lui d’autre résultat que d’y condenser les chiques, Rude-et-Bourru est frappé de l’air de famille qu’il y a entre ce Chérubin à gilet blanc et ceux qui décorent l’église. Il est possible que cette ressemblance lui remette en mémoire d’anciens Valentins[1], dans lesquels un chérubin, vêtu d’une façon moins appropriée au climat anglais, conduit les amants à l’autel ; et que ce souvenir communique à ses jambes de bois l’ardeur qui les enflamme. Toujours est-il qu’il a brisé ses amarres et qu’il s’est mis en chasse.

Souriant et radieux, Pa-Chérubin ouvre donc la marche ; Bella et John le suivent, et Rude-et-Bourru, le vieux loup de mer, s’attache à leurs pas. Il y a longtemps que son esprit a perdu ses ailes ; mais Bella les lui rapporte, et les revoilà qui se déploient. Il est mauvais voilier sous le vent du bonheur ; mais il prend la traverse, arpente le terrain avec la verve qu’il mettrait

  1. Tendres billets, qui, à l’occasion de la Saint-Valentin, s’écrivent à celle qu’on aime, et sont généralement ornés d’une vignette de circonstance.
    (Note du traducteur.)