Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/263

Cette page a été validée par deux contributeurs.
259
L’AMI COMMUN.

« Votre déjeuner est prêt, lui dit-elle à demi-voix, en l’embrassant ; mangez vite et sauvez-vous. Comment cela va-t-il, cher Pa ?

— Comme un voleur novice, mon ange, qui vient de commettre une effraction, et qui ne se sentira à l’aise qu’après s’être éloigné de la scène du crime. »

Elle sourit gaiement, lui donne le bras ; et marchant tous deux sur la pointe du pied, ils se dirigent vers la cuisine : Bella s’arrête à chaque palier pour mettre le bout du doigt sur ses lèvres roses, et de là sur celles du Chérubin, suivant sa manière de baiser Pa.

« Et toi, mon amour, comment vas-tu ? demande Rumty en mangeant.

— Comme si la bonne aventure allait se réaliser à l’égard du petit homme blond.

— De lui seulement, cher ange ? »

Elle lui met de nouveau un baiser sur les lèvres ; puis s’agenouillant auprès de lui : « Voyons, dit-elle, qu’ai-je promis de vous donner si vous étiez bien sage ?

« Je n’en sais plus rien, mon ange ; ah ! si, je me rappelle : n’était-ce pas une de ces admirables nattes ? dit-il en lui caressant les cheveux.

— L’avoir oublié ! répond Bella en prétendant faire la moue. Savez-vous bien, monsieur, que le tireur de cartes donnerait au moins cinq mille guinées (si ce n’était pas de sa part une inconvenance) cinq mille guinées de ce que j’ai coupé à votre intention. Vous ne sauriez croire le nombre de fois qu’il a baisé une petite mèche grande comme ça, que je lui ai donnée ; et il la porte toujours ; oui, monsieur, sur son cœur, ajoute Bella en secouant la tête. Néanmoins vous avez été bien sage, un bon garçon, le meilleur, le plus aimé de tous les enfants de la terre ; et voici la chaîne que j’ai faite de cette admirable natte. Laissez-moi vous la passer autour du cou. »

Tandis que le cher Pa baisse la tête, elle verse quelques larmes, appuie son front sur la poitrine du Chérubin, découvre qu’elle s’essuie les yeux à son gilet blanc, rit de cette énormité, et, reprenant son sérieux : « Cher Pa, dit-elle, donnez-moi vos mains, que je les joigne, et répétez ce que je vais dire : Ma petite Bella,

— Ma petite Bella, répète Wilfer.

— Je vous aime de tout mon cœur.

— De tout mon cœur, chère mignonne.

— N’ajoutez rien, monsieur ! vous n’oseriez pas ajouter aux répons de l’office, et vous devez faire comme à l’église.