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L’AMI COMMUN.

QUATRIÈME PARTIE

PIÈGES ET TRAPPES



I

AU BORD DE L’EAU


C’était en été : rien de paisible et de charmant comme l’écluse de Plashwater le soir dont nous parlons. Un air tiède passait au milieu des arbres, en agitait les feuilles d’un vert tendre, glissait doucement sur la rivière, et plus doucement encore sur l’herbe qui s’inclinait devant lui. Le murmure de l’eau, ainsi qu’il arrive quand on écoute la voix de la mer, ou celle du vent, semblait évoquer le souvenir, et former à l’auditeur comme une seconde mémoire. Mais tout cela échappait à Riderhood, qui sommeillait sur l’un des leviers de ses portes d’écluse. Pour que le vin puisse jaillir du tonneau, il faut qu’on l’y ait mis d’abord par un moyen quelconque. Il en est de même du sentiment chez l’homme ; et aucune mesure n’ayant jamais été prise pour faire entrer le sentiment chez Roger Riderhood, rien au monde ne pouvait l’en faire sortir. À chaque balancement qui lui faisait perdre l’équilibre, il se réveillait avec colère, et poussait un grognement ; comme si, en l’absence de tout autre, il avait eu envers lui-même des intentions hostiles. Le cri : « Ho hé ! de l’écluse ! » qu’il entendit pendant un de ces sursauts, l’empêcha de se rendormir. S’étant levé, il se secoua comme une bête farouche qu’il était, donna à la fin de son grognement une inflexion qui en faisait une réponse, et jeta les yeux en aval pour voir qui le hélait. C’était un canotier, habile à manier la rame