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L’AMI COMMUN.

tenant, dit-il en concentrant toute son attention sur ce qu’il allait entendre, répondez : oui ou non.

— Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur ; je suis bien reconnaissante ; j’espère que vous trouverez avant peu une femme digne de vous, qui vous donnera tout le bonheur que vous méritez ; mais c’est non.

— N’est-il pas nécessaire que vous réfléchissiez… quelque temps, une semaine, un jour ? demanda-t-il à demi suffoqué.

— Non, monsieur.

— Êtes-vous bien décidée ? bien sûre de ne pas changer d’avis ? N’y a-t-il aucun espoir ?

— Aucun, monsieur, j’en suis sûre.

— En ce cas, reprit-il en se tournant vers elle, et en frappant la pierre avec tant de force que les os de ses doigts en furent mis à nu, je souhaite de ne pas le tuer ! »

La haine, la soif de vengeance qui éclatèrent dans son regard, en même temps que ces mots tombaient de ses lèvres pâles, tandis que sa main sanglante paraissait avoir donné la mort, effrayèrent tellement Lizzie qu’elle voulut fuir ; mais il la retint par le bras.

« Laissez-moi, monsieur, laissez-moi ! ou je vais appeler au secours.

— C’est moi, dit-il, qui devrais en demander ; vous ne savez pas comme j’ai besoin d’être secouru. »

Les contractions de sa figure, au moment où il la vit se détourner et chercher où était son frère, auraient fait partir le cri qu’elle avait sur les lèvres, si elle avait pu le voir. Mais tout à coup il arrêta ces mouvements tumultueux, et fixa l’expression de son visage avec autant de fermeté que si la mort l’eût fait elle-même, « Vous voyez, je suis calme, dit-il ; écoutez-moi. »

Elle réclama de nouveau la liberté, le fit avec autant de dignité que de courage ; et dégageant son bras de l’étreinte qui s’était peu à peu relâchée, elle regarda Bradley en face. Jamais elle ne lui avait paru si belle ; il voulut soutenir son regard ; mais il sentit ses yeux se voiler comme si elle en avait attiré la lumière.

« Cette fois j’aurai donc parlé ! reprit-il en croisant les mains pour s’interdire les gestes qui pouvaient lui échapper. Cette fois, j’aurai dit tout ce qui me torture. Mister Eugène Wrayburn…

— C’était à lui que vous pensiez dans cet accès de rage ? » demanda Lizzie d’une voix ferme. Il se mordit les lèvres, et la regarda sans répondre. « C’était à mister Wrayburn que s’adressaient vos menaces ? » Il la regarda, toujours sans répondre, et en se mordant les lèvres. « Vous m’avez demandé de vous en-