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L’AMI COMMUN.


« Tout à l’heure, en vous entendant, j’avais honte de vos paroles ; honte pour vous et pour moi. Quand je suis venue ici, je vous estimais, je vous honorais et ne tardai pas à vous aimer. À présent, votre vue m’est odieuse ; — cela ne va peut-être pas jusque-là ; mais vous êtes un monstre. »

Après avoir lancé ce trait de toute sa force, Bella se mit à rire convulsivement, et à pleurer tout ensemble. « Le meilleur souhait qu’on puisse faire pour vous, dit-elle en revenant à la charge, c’est que vous perdiez jusqu’à votre dernier schelling. Quel véritable ami que celui qui vous ruinerait ! vous seriez peut-être banqueroutier ; mais riche, vous êtes un démon. »

Elle éclata de rire de nouveau, riant et pleurant tout à la fois. « Je vous en prie, mister Rokesmith, ne partez pas sans m’avoir entendue. J’ai beaucoup de chagrin des injures que vous avez subies à cause de moi ; je vous en demande pardon, et du plus profond de mon cœur. »

Comme elle se dirigeait de son côté, il alla à sa rencontre, prit la main qu’elle lui tendait, et la portant à ses lèvres : « Soyez bénie ! » dit-il.

Le rire cette fois ne se mêla pas à ses larmes qui étaient pures et ferventes. « Il n’est pas un des mots qui vous ont été dits, monsieur, que je n’aie entendu avec indignation, et qui ne m’ait blessée plus que vous ; car ces injures m’étaient dues, et vous ne les méritiez pas. C’est par moi qu’on a su tout ce qu’on vous a reproché ; c’est moi qui l’ai dit, alors même que je m’en voulais de le faire. C’était bien mal ; et pourtant je vous l’assure, je l’ai fait sans méchanceté, dans un de ces mouvements d’orgueil et de folie, comme j’en ai si souvent. Il y a des jours où cela m’arrive ; mais j’en suis bien punie. Essayez de me pardonner.

— Je le fais de grand cœur, dit-il.

— Oh ! merci ! Ne partez pas encore ; on vous accuse, il faut qu’on sache la vérité. La seule faute que vous ayez commise en me parlant comme vous l’avez fait certain soir — avec quelle délicatesse, quel désintéressement, moi seule le sais et ne l’oublierai jamais — votre unique faute est de vous être exposé aux dédains d’une fille sans âme, à qui l’égoïsme avait tourné la tête, et qui était incapable de s’élever jusqu’à l’offre que vous daigniez lui faire. Depuis ce temps-là, monsieur, cette jeune fille s’est vue souvent sous un bien triste jour ; mais jamais sous un jour aussi déplorable qu’en entendant répéter les mots indignes qu’elle a employés pour vous répondre, fille cupide et vaine qu’elle était alors ! »

Il lui baisa de nouveau la main.