Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/173

Cette page a été validée par deux contributeurs.
169
L’AMI COMMUN.

j’aie parlé de mon vertueux malaise à mon excellent mari ; et que, dans son intégrité, ce cher Alfred m’ait répondu : « Sophronia, vous devez découvrir cette trahison à mister Boffin, vous le devez immédiatement. »

— J’aime assez cela, répéta mister Lammle en changeant le pied sur lequel il posait.

— Vous disiez tout à l’heure qu’il était bien gardé, poursuivit-elle ; je le pense comme vous ; mais le secrétaire parti, la place est ouverte.

— Cela me plaît infiniment.

— Votre droiture inattaquable ayant rendu à ce boueur l’immense service de l’avertir de cette trahison, vous avez des droits à sa confiance. Que pourrons-nous en tirer ? je l’ignore ; le temps seul nous l’apprendra ; mais il est probable que nous en tirerons bon parti.

— Plus que probable.

— Vous serait-il impossible, par exemple, de remplacer le secrétaire ?

— Pas du tout ; il faut y arriver, conduire la chose adroitement ; cela en vaut la peine. »

Un signe de tête montra qu’elle avait compris. « Mister Lammle, reprit-elle d’un air rêveur et en regardant le feu, mister Lammle serait si heureux de vous être utile dans la mesure de ses forces. C’est à la fois un homme rompu aux affaires et un capitaliste accoutumé aux transactions les plus délicates. Mister Lammle, qui a fait de mes petits capitaux un emploi si habile, et dont la fortune particulière, la chose est notoire, le met à l’abri de toute pensée mauvaise, comme au-dessus de tout soupçon… »

Il ne put s’empêcher de sourire, et alla jusqu’à lui frapper sur la tête d’une manière caressante. Dans la joie sincère qu’il éprouvait de cette heureuse combinaison, le cher Alfred semblait avoir dans la figure deux fois plus de nez qu’il n’en avait eu de sa vie. Il était debout, calculant d’un air méditatif la portée de cette idée ingénieuse, tandis que Sophronia, toujours assise, regardait le feu d’un air absorbé. À la voix de son mari, elle leva les yeux en tressaillant, et l’écouta comme si la trahison dont elle avait le souvenir, lui eût fait craindre le pied ou la main de ce seigneur et maître.

« Il me semble, disait celui-ci, qu’il y aurait encore autre chose à faire : ne pourrait-on pas évincer la jeune fille ?

— Elle a sur eux un empire immense, dit Sophronia en secouant la tête, bien autrement grand que celui d’un salarié.

— Mais la chère enfant, reprit Alfred avec un mauvais sourire, doit s’être ouverte à ses bienfaiteurs, elle doit avoir en eux