deux époux, attachés l’un à l’autre par le lien de leur mutuelle escroquerie, contemplaient la nappe d’un air maussade. Tout, dans la salle à manger, avait un aspect tellement sombre, en dépit du soleil, que si l’un des fournisseurs de cet aimable couple avait regardé à travers les stores il eût profité de l’avertissement pour envoyer son mémoire avec une lettre pressante. Mais la plupart des fournisseurs de mister Lammle n’avaient pas attendu jusque-là pour envoyer leurs factures.
« Il me semble, dit Sophronia, que vous n’avez pas reçu d’argent du tout depuis notre mariage.
— C’est possible, répondit Alfred ; mais peu importe. »
Est-ce un fait particulier à mister et à missis Lammle, ou l’observe-t-on également chez d’autres couples s’aimant d’amour tendre ? Toujours est-il que dans leurs entretiens conjugaux, ils ne s’adressent jamais l’un à l’autre ; mais à quelque personnage invisible qui paraît être à mi-chemin de la distance qui les sépare. Peut-être le squelette, enfermé dans le buffet, en sort-il pour assister à ces débats domestiques.
« Je n’ai jamais vu dans la maison d’autre argent que le mien, dit Sophronia au squelette, je le jure.
— Pas besoin d’en faire serment, répondit Alfred au même personnage. Peu importe d’ailleurs ; vous n’ayez jamais fait de vos rentes un emploi si avantageux.
— Avantageux ? reprit Sophronia ; je voudrais savoir comment.
— En gagnant du crédit et en vivant bien, » dit Alfred.
Peut-être cette question et cette réponse furent-elles reçues par le squelette avec un rire méprisant ; dans tous les cas c’est ainsi que les accueillirent mister et missis Lammle.
« Et que va-t-il arriver ? demanda l’épouse :
— La débâcle, » répondit le mari.
Missis Lammle jeta un regard au squelette et baissa les yeux. Mister Lammle fit exactement la même chose. Un domestique apporta le pain grillé ; le squelette se retira dans le cabinet, et s’y renferma.
« Sophronia, dit Alfred, après la sortie du domestique ; Sophronia ! dit-il beaucoup plus haut.
— Hein ? fit la dame.
— Écoutez-moi, je vous prie. (Il la regarda sévèrement jusqu’à ce qu’elle fût attentive.) J’ai besoin de vous consulter. Allons, allons ! pas d’enfantillage. Vous vous rappelez les termes de notre contrat. Nous devons travailler ensemble à l’intérêt commun et vous n’êtes pas moins habile que moi ; sans cela nous ne serions pas mariés. Que faut-il faire ? Nous sommes