Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
L’AMI COMMUN

écrivit immédiatement, et le soir même vit arriver Bradley.

Rokesmith expliqua au maître de pension que mister et missis Boffin, s’intéressant à un jeune homme qu’ils voulaient mettre en état de gagner sa vie, désiraient lui faire donner des leçons qui seraient prises dans la soirée. Mister Bradley ne demandait pas mieux que d’avoir un pareil élève. Les conditions furent réglées, et ce fut une affaire faite.

« Maintenant, demanda Bradley, puis-je savoir quelle est la personne qui m’a recommandé auprès de vous ?

— Ce n’est pas à moi que vous l’avez été, répondit Rokesmith ; je ne suis ici que le secrétaire de mister Boffin, l’héritier de mister Harmon, dont vous avez pu entendre parler.

— Mister Harmon ! dit Bradley, qui aurait été bien plus surpris s’il avait su à qui il avait affaire, mister Harmon celui qui a été assassiné et retrouvé dans la Tamise ?

— Précisément.

— Ce n’est pas lui…

— Non, interrompit le secrétaire en souriant, ce n’est pas lui qui vous a recommandé. Mister Boffin a su qui vous étiez par mister Lightwood, un solicitor que vous connaissez probablement.

— Très-peu ; et ne désire pas le connaître davantage. Non pas que j’aie à lui reprocher quelque chose ; mais j’ai des griefs réels contre son meilleur ami. » Il parvint à se contenir, toutefois à grand’peine, et ce fut avec difficulté qu’il articula ces mots, tant la colère le gagnait chaque fois que le souvenir d’Eugène lui revenait à l’esprit.

Le secrétaire devinant qu’il y avait là quelque blessure se disposait à changer de conversation ; mais Bradley s’y cramponna avec sa maladresse habituelle. « Je n’ai, dit-il, aucun motif de cacher le nom de cet individu : la personne dont j’ai à me plaindre est un mister Wrayburn : » Rokesmith n’avait pas oublié ce gentleman. Parmi les souvenirs confus qu’il avait gardés de sa démarche au bureau de police, alors qu’il se débattait contre l’influence du narcotique, il ne revoyait pas les traits d’Eugène ; mais il se rappelait son nom, sa manière de parler et d’agir, l’examen qu’il avait fait du corps, la place qu’il occupait, les paroles qu’il avait dites. « Et la sœur du jeune Hexam, comment l’appelle-t-on ? demanda le secrétaire pour parler d’autre chose.

— Elle se nomme Lizzie, répliqua le maître de pension, dont la figure se contracta vivement.

— N’est-ce pas une jeune fille remarquable, sous le rapport du caractère ? reprit Rokesmith.

— Assez pour être bien supérieure à mister Wrayburn, répondit