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L’AMI COMMUN.

— Avez-vous de la famille, quelqu’un des vôtres qui puisse s’occuper de vous ? reprit la femme.

— Certainement, répondit-elle ; j’ai bien entendu le gentleman, seulement je n’ai pas répondu assez vite. Ma famille est nombreuse, ne vous inquiétez pas, ma chère.

— Mais votre famille est-elle dans le voisinage ? demandèrent les hommes ; les femmes répétèrent la question et la prolongèrent.

— Tout près, dit-elle vivement ; ne craignez rien, mes bons amis.

— Vous ne pouvez pas partir ! s’écrièrent des voix compatissantes. Où voulez-vous aller ?

— J’irai à Londres quand j’aurai tout vendu, dit-elle en se levant avec peine. J’ai là de bons amis ; ne vous inquiétez pas, je ne manque de rien ; soyez tranquilles, il ne m’arrivera pas malheur. »

Un brave homme à houseaux jaunes, à figure cramoisie, et à bonnes intentions, dit d’une voix rauque, par-dessus son cache-nez rouge, qu’on ne devait pas la laisser partir. « Au nom du ciel ! que l’on ne s’occupe pas de moi, s’écria la pauvre Betty, folle de terreur ; je suis bien maintenant ; il faut que je m’en aille. » Elle avait pris son panier, et s’éloignait d’un pas chancelant, quand ledit brave homme, l’arrêtant par la manche, la pressa de venir avec lui chez le médecin de la paroisse. Hors d’elle-même, puisant dans sa volonté une force inattendue, la pauvre créature, toute tremblante, se débarrassa de l’officieux personnage, et prit la fuite. Elle franchit un ou deux milles, et ne respira qu’après s’être cachée dans un taillis, comme un animal blessé. Elle se souvint alors d’avoir tourné la tête au moment où elle avait quitté la ville, d’avoir vu l’enseigne du Lion blanc qui pendait au-dessus de la route, les baraques du marché, la vieille église aux murs noircis, et la foule qui la regardait sans essayer de la rejoindre.

La seconde fois elle eut encore bien peur. De nouveaux accès l’avaient prise, et avaient été fort graves ; mais elle allait mieux depuis quelques jours, et cheminait sur cette portion de la route qui côtoie la rivière, portion tellement inondée à l’époque des grandes eaux qu’on y a mis des poteaux pour indiquer le chemin. Une barge remontait la Tamise ; Betty alla s’asseoir au bord de la route pour jouir de ce spectacle et se reposer en même temps. Comme la barge avançait, le câble de halage se détendit par suite d’un détour du fleuve, et trempa dans l’eau en se balançant. L’esprit de la pauvre femme se troubla au point qu’il lui sembla voir ses enfants et ses petits-enfants remplir le