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L’AMI COMMUN.

« Vous m’avez passé sur le corps, murmura le littérateur ; mais vous ferez bien de chercher une autre place, jeune homme. »

En ce moment l’ombre de mister Boffin, dont la personne trottinait de long en large dans le salon, apparut et réapparut sur les rideaux.

« Tiens ! s’écria Silas, tu es là, toi ? et la bouteille ? l’as-tu dans ta poche ? tu la donnerais bien pour ma cassette, vieux boueur ! »

Maintenant l’esprit tranquille, et se sentant préparé au sommeil, le littérateur pensa à regagner son logis. Telle était la cupidité de cet homme, qu’après avoir renoncé aux deux tiers de l’héritage, et dépassé les trois quarts, il songeait à une spoliation complète, et y marchait tout droit, lorsque la raison lui revenant à mesure qu’il s’éloignait de l’hôtel : « Mais non, dit-il, ce serait une faute ; il n’aurait plus d’intérêt à nous acheter, et nous perdrions tout. »

On est si enclin à juger les autres d’après soi qu’il n’était pas encore venu à l’esprit de Silas que mister Boffin pouvait être honnête, et préférer la pauvreté à un arrangement quelconque. Cette pensée lui vint tout à coup et le fit tressaillir, mais elle passa bien vite. « Il aime trop l’argent, se dit-il ; c’était bon autrefois ; aujourd’hui il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. » Ce refrain mélodieux se rythma sur les pas de mister Wegg ; et pendant le reste du chemin, celui-ci le fit jaillir des rues bruyantes, piano de son soulier, forte de sa jambe de bois : « Il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. »

Réveillé au point du jour par la sonnette de la grand’porte, Silas fut obligé de se lever pour ouvrir aux charrettes qui venaient enlever le monticule. Devant surveiller cette opération qui promettait de durer plusieurs semaines, il s’ouvrit un sentier d’où il pût avoir l’œil sur les piocheurs sans être suffoqué par la cendre, et l’arpenta jusqu’au soir sur l’air de : « Il aime trop l’argent pour cela, il aime trop l’argent pour cela. »


VIII

FIN D’UN LONG VOYAGE


Les charrettes entrèrent et sortirent depuis l’aube jusqu’à la nuit, sans que le tas de cendre parût d’abord éprouver de dimi-