Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/91

Cette page a été validée par deux contributeurs.

chique, est-ce la sublimité de l’adulation des grands que ce tableau nous enseigne, ou la petitesse des faits et gestes de la Cour ? Il se pourrait bien, mon cher monsieur, que la ruche ne fût qu’une satire.

— Dans tous les cas, on y travaille, répondit le bonhomme.

— Ou…i, répliqua Eugène d’un ton dédaigneux ; les abeilles travaillent, et plus qu’il n’est besoin. Ne trouvez-vous pas qu’il y a excès ? Elles font plus de miel qu’elles n’en consomment ; elles vont sans cesse bourdonnant la même idée jusqu’à leur mort ; c’est dépasser les bornes. Ôterez-vous le dimanche aux ouvriers parce que les abeilles travaillent perpétuellement ? Devrai-je ne point changer d’air parce qu’elles ne voyagent pas ? J’avoue, mister Boffin, que le miel est excellent, surtout à déjeuner ; mais, envisagée comme moraliste et comme précepteur de l’homme, votre amie l’abeille me devient odieuse, et je proteste contre cette mystification tyrannique. J’ai néanmoins le plus profond respect pour vous.

— Merci, dit Boffin. B’jour, b’jour. »

Et le digne homme s’en alla, mais avec une impression pénible dont il aurait pu se dispenser. Outre les faits douloureux que lui avait rappelés l’héritage du père Harmon, il entrevoyait ici-bas une foule de choses très-peu satisfaisantes. Comme il cheminait dans Fleet street, sous l’influence de cette réflexion fâcheuse, mister Boffin s’aperçut qu’un homme, ayant l’extérieur d’un gentleman, le suivait et l’observait de très-près.

« Voyons, dit-il en s’arrêtant brusquement, ce qui rompit le fil de ses pensées, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Veuillez m’excuser, mister Boffin…

— Mon nom ! C’est trop fort. Comment le savez-vous ? Est-ce que je vous connais ?

— Non, monsieur ; vous ne me connaissez pas. » Mister Boffin regarda l’inconnu en face.

« Non, dit-il, après avoir jeté les yeux sur le pavé, comme s’il y avait là une collection de visages parmi lesquels pût figurer celui de ce gentleman ; non, je ne sais pas qui vous êtes.

— Je suis trop peu de chose pour que l’on me connaisse, dit l’étranger ; mais la fortune de mister Boffin…

— Oh ! oh ! le bruit en court déjà, murmura celui-ci.

— Et la façon romanesque dont elle lui est venue, poursuivit le gentleman, l’ont mis en évidence. Vous m’avez été désigné l’autre jour…

— Eh bien ! dit Boffin, si votre civilité vous permet d’en convenir, vous avouerez qu’en me regardant vous avez été peu