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nouveaux hélas ! retourne à sa place, et gémissant sous le poids qui l’accable, se verse une nouvelle tasse de thé.

« Et moi, dit Wegg, où suis-je donc ?

— Dans l’arrière boutique, au fond de la cour. Mais, pour être franc, je regrette de vous avoir acheté ; j’aurais mieux fait de vous laisser à l’hôpital.

— Voyons, soyez franc jusqu’au bout : je ne vous ai pas coûté cher.

— Dam ! répond l’autre qui, tout en parlant, souffle son thé, et dont la figure, émergeant des ténèbres, apparaît au-dessus de la tasse fumante comme autrefois son homonyme au-dessus des vagues, cela faisait partie d’un lot d’articles divers ; et je ne sais pas au juste. »

Silas arrive enfin à la question qui l’occupe, et la pose en ces termes :

« Combien en voulez-vous ?

— Dam ! répond Vénus, en soufflant toujours son thé, je n’y ai jamais réfléchi ; et tout de suite, comme cela, je ne saurais trop…

— D’après ce que vous m’avez dit vous-même, reprend Silas d’un ton persuasif, je n’ai pas une grande valeur.

— Au point de vue de l’assortiment, je le reconnais, mister Wegg ; mais vous pourriez acquérir du prix comme… »

Ici Vénus s’administre une gorgée tellement chaude, qu’il en avale de travers et que ses yeux s’emplissent de larmes.

Enfin il ajoute : « Comme monstruosité ; excusez l’expression. »

Mister Wegg dont la figure n’indique pas qu’il soit disposé à l’excuser, réprime un regard indigné, et revient à son affaire. « Vous me connaissez, dit-il, vous savez, mister Vénus, que je ne marchande jamais. »

Vénus avale toujours son thé brûlant  ; il ferme les yeux à chaque gorgée, et les rouvre d’une manière spasmodique, mais il n’affirme rien.

« J’ai la perspective de m’élever, par mon travail, à une assez belle position, continue Wegg. Or, en pareille circonstance, je l’avoue franchement, je n’aimerais pas à être… dispersé : une partie de moi-même ici, une autre en tel endroit ; je voudrais me réunir, comme il convient à un gentleman.

— Si j’ai bien compris, mister Wegg, ça n’est qu’une perspective ; vous n’auriez pas encore beaucoup d’argent à y mettre ? Je vous dirai donc tout ce que je peux faire pour vous : je garderai votre jambe et la tiendrai à vos ordres. Ne craignez pas que j’en dispose ; je suis homme de parole. Comptez-y, mister Wegg ; c’est une promesse sacrée. Hélas ! hélas ! »