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La figure qui se relève est d’une pâleur maladive et présente des yeux affaiblis, surmontés d’une tignasse de cheveux roux et poudreux. Le propriétaire de cette figure est sans cravate, et a défait le bouton de sa chemise, dont il a rabattu le col pour travailler plus à l’aise. Il a ôté son habit pour le même motif, et ne porte qu’un gilet déboutonné sur du linge très-sale. Cet homme a les yeux fatigués d’un graveur, mais tel n’est pas son état ; il a la courbe et la physionomie d’un cordonnier, mais il n’est pas de cette profession.

« Bonsoir, mister Vénus ; vous ne me reconnaissez pas ? » Un vague souvenir commençant à poindre chez lui, mister Vénus prend la chandelle, l’abaisse vers les jambes de Silas, et dit alors :

« Parfaitement ! comment vous portez-vous ?

— Silas Wegg, vous vous rappelez bien ? explique la jambe de bois.

— Oui, répond l’autre ; amputation d’hôpital.

— Précisément, dit Silas.

— Oui, reprend Vénus, Comment va la santé ? Asseyez-vous près du feu ; chauffez-vous l’autre jambe. »

Le comptoir est si petit qu’il permet l’accès du foyer, dont on n’approcherait pas s’il était un peu plus grand. Mister Wegg se place sur une caisse posée devant le feu, et respire une odeur réconfortante qui n’est pas celle de la boutique. Quant à cette dernière, après deux reniflements attentifs, mister Wegg décide en lui-même qu’elle sent le cuir, la plume, la colle, la gomme, la graisse, le moisi d’une cave, et de la force de deux soufflets, ajoute-t-il après un nouveau reniflement.

« L’eau est dans la théière et le pain mollet près de la grille. Voulez-vous prendre le thé avec moi ? » dit Vénus.

Ayant pour principe immuable de ne jamais rien refuser, mister Wegg répond affirmativement.

La boutique est tellement sombre, tellement encombrée de tasseaux, de paquets et de tablettes ; elle fourmille de tant de coins et de recoins, que si mister Wegg aperçoit la tasse et la soucoupe de Vénus, c’est parce qu’elles sont à côté de la chandelle ; mais il ne voit pas de quel endroit mystérieux le maître du logis a tiré une seconde tasse, et n’a connaissance de cet objet que lorsque son hôte le lui met littéralement sous le nez. Il découvre en même temps le corps d’un joli petit oiseau, dont la tête penchée retombe dans la soucoupe de Vénus, et dont la poitrine est percée d’un fil de fer. On le prendrait pour Cock-Robin, le héros de la ballade, Vénus pour le moineau armé d’un arc. et mister Wegg pour la mouche aux petits yeux.