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coule inaperçue vers l’abîme. Un seul point était clair dans l’esprit de la jeune fille. Accoutumée depuis sa plus tendre enfance à faire promptement ce qui pouvait être fait, soit qu’il fallût se mettre à couvert, éviter le froid ou tromper la faim, elle s’arracha à ses pensées et courut à la maison.

Tout dans la chambre était tranquille ; la lampe y brûlait paisiblement ; et, dans le cadre, appuyé contre le mur, Charles Hexam dormait d’un profond sommeil. Elle se pencha vers lui, le baisa doucement, puis alla se mettre à côté de la table. « D’après la fermeture des Portefaix et d’après la rivière, il doit bien être une heure, pensa Lizzie ; mais mon père est à Chiswick, la marée est montante, il ne songera pas à revenir avant qu’elle redescende. Le reflux aura lieu à quatre heures et demie ; il sera temps d’éveiller Charley à six heures. » Elle prit sa chaise, la posa auprès du feu mourant, et s’assit en croisant son châle sur sa poitrine.

« À présent, dit-elle que la flamme est éteinte, le creux de Charley n’existe plus ; pauvre Charley ! »

Deux heures sonnèrent, puis trois heures, puis quatre heures. Elle était toujours là, avec sa patience féminine et sa résolution. Lorsque le matin approcha, entre quatre et cinq heures, elle ôta ses souliers pour ne pas réveiller son frère. Elle arrangea le feu de manière à économiser le charbon, mit chauffer de l’eau et prépara le déjeuner ; puis elle prit la lampe, monta l’échelle, et redescendit, glissa de côté et d’autre, et fit un petit paquet. Ensuite elle tira de sa poche, puis du manteau de la cheminée, et finalement d’un bol renversé en haut du dressoir, des demi-pence, quelques pièces de six pence et quelques shellings moins nombreux, qu’elle se mit à compter laborieusement.

Elle avait empilé un certain nombre de piécettes et continuait ses calculs, lorsque son frère, en se mettant sur son séant, poussa une exclamation qui la fit tressaillir.

« Tu m’as fait peur, dit·elle.

— Et moi, donc ! répondit Charley ; crois-tu que je n’aie pas été saisi en ouvrant les yeux de te voir là comme un spectre : l’ombre d’une sœur avare, comptant des shellings au cœur de la nuit ?

— La nuit est passée, Charley ; nous voilà au matin, il est près de six heures.

— Vraiment ! Qu’est·ce que tu faisais, Liz ?

— Je m’occupais de ta bonne aventure.

— Fameuse aventure à ce qu’il paraît, dit le frère. Mais pourquoi cet argent est-il sur la table ?

— C’est pour toi, Charley.