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temps, mister Wegg se laissa glisser par le fond du tombereau. Dès que l’invalide eut abordé, le conducteur s’écria en agitant sa carotte :

« Allons souper, Édouard. »

Et les sabots de derrière, le conducteur, la charrette et l’âne parurent s’envoler comme dans une apothéose.

Poussant la porte entr’ouverte, mister Wegg aperçut un enclos où s’élevaient des monticules obscurs, se découpant sur le ciel, et où la lune permettait de voir un chemin frayé entre deux lignes de tessons, enchâssés dans les cendres. Une forme blanche descendait ce petit chemin. C’était Boffin en déshabillé d’étude (pantalon et blouse de toile), afin de se livrer plus à l’aise au travail intellectuel. Il accueillit le littérateur de la façon la plus cordiale, l’introduisit dans le Bower, et le présenta à son épouse : une femme grasse, ayant la figure rubiconde, l’air joyeux ; et qui, à la consternation de mister Wegg, était parée d’une robe de satin noir, et d’un grand chapeau de velours, décoré de plumes.

« Missis Boffin, mon cher Silas, raffole de la toilette, dit le brave homme : il faut avouer qu’elle a si bon air, qu’elle lui fait vraiment honneur. Quant à moi, je ne suis pas aussi fashionable ; cela viendra peut-être un jour. Henrietty, ma vieille, c’est le gentleman qui va nous lire la décadence et la chute des Prussiens.

— Grand bien vous fasse, » répondit missis Boffin.

Rien de plus étrange que la pièce où ils étaient alors. Autant que Silas Wegg pouvait en juger, c’était avec la salle d’une riche taverne qu’elle offrait le plus de ressemblance. Deux tables, chacune avec son banc, occupaient les deux côtés de la cheminée. Sur l’une d’elles étaient les huit volumes, mis à plat, et rangés en ligne comme une batterie électrique. Sur la seconde table, certaines bouteilles de forme trapue, enveloppées de jonc, et d’un aspect attrayant, semblaient se mettre sur la pointe des pieds pour regarder mister Wegg, dont les séparait une rangée de verres et un large sucrier. Dans le coin du feu ronflait une bouilloire. Un chat dormait devant la grille. Vis-à-vis de la cheminée, entre les deux bancs, étaient un canapé, un coussin et une table consacrés à missis Boffin.

De couleur éclatante, et de formes luxueuses, ces derniers meubles, qui avaient coûté fort cher, faisaient une étrange figure à côté des bancs de bois, et sous la flamme du gaz qui pendait au plafond. Un tapis à fleurs se déployait sur le carreau, mais n’arrivait pas jusqu’au foyer. Sa brillante végétation finissait brusquement au coussin de missis Boffin, et cédait la place à une couche de sable et de sciure de bois.