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épaules rondes et larges, en habits de deuil, sous un paletot purée de pois, et qui, marchant de côté, d’un pas comique et trottinant, se dirigeait vers l’étalagiste.

Ce bonhomme avait un gros bâton, de gros souliers, de grosses guêtres, et les gros gants d’un faiseur de haies. Costume et physique tenaient du rhinocéros : d’énormes plis aux joues, au front, aux paupières, aux oreilles et aux lèvres ; mais des prunelles grises très-brillantes, d’une curiosité enfantine, et surmontées de sourcils ébouriffés sous un chapeau à larges bords ; en somme, un étrange personnage.

« Vous voilà revenu, reprit Silas Wegg d’un air méditatif. Qui êtes-vous donc ? habitez-vous le quartier ? êtes-vous en fonds, ou serait-ce gaspiller un salut que de vous l’accorder ? Allons ! je spécule : un salut sur votre tête. »

Et mister Wegg ayant replacé la boîte sous l’escabeau, salua le bonhomme tout en arrangeant son trébuchet de pain d’épice à l’intention d’un bambin voué au malheur.

« B’jour, monsieur ; b’jour, b’jour, » dit l’inconnu en réponse à la politesse de Wegg.

Il m’appelle monsieur, pensa l’étalagiste ; il n’est pas ce que je croyais ; c’est un salut que je perds.

« B’jour, b’jour, b’jour, reprit l’étrange personnage.

— Paraît brave homme tout de même, se dit mister Wegg ; et il ajouta :

— Bonjour, monsieur.

— Vous me remettez donc ? demanda l’autre d’une voix bourrue, bien que de très-bonne humeur, et en se plaçant de côté, devant la planche de l’étal.

— Voilà plusieurs fois depuis une quinzaine que vous passez devant notre maison, répondit l’étalagiste.

— Notre maison ! voulez-vous dire ?…

— Oui, affirma Silas en réponse à l’inconnu, dont le gros index montrait la muraille du coin.

— Oh ! poursuivit le bonhomme d’un ton de curiosité, en passant à gauche son bâton noueux qu’il porta comme un enfant ; et combien gagnez-vous par mois ?

— Rien de fixe ; on me paye à la course, répondit Silas d’un ton bref.

— Ah ! rien de fixe. B’jour, b’jour.

— Un peu toqué, le vieux drôle ! » pensa le commissionnaire, tandis que l’inconnu s’éloignait.

Mais l’instant d’après le bonhomme était de retour, et lui jetait ces paroles :

« Comment avez-vous perdu la jambe ?