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à peignes au lieu d’une toilette commode ; enfin obligés de prendre un locataire suspect. »

Elle appuya sur ce dernier grief, qui semblait résumer tous les autres ; elle l’aurait fait peut-être avec plus d’énergie si elle avait su combien ce locataire ressemblait à M. Jules Handford ; car il est certain que si ce dernier avait un frère jumeau, ce ne pouvait être que M. Rokesmith.


V

BOFFIN’S BOWER


Un homme à jambe de bois, le pied dans un panier quand venait l’hiver, s’asseyait, depuis des années, au coin d’une rue située aux environs de Cavendish-Square, et gagnait sa vie de la manière suivante : chaque matin, sur les huit heures, on le voyait arriver chargé d’un tabouret, d’un chevalet à habits, d’une couple de tréteaux, d’une planche, d’un parapluie et d’un panier ; le tout réuni par des courroies.

Les tréteaux et la planche se transformaient en comptoir, le panier fournissait les petits lots de fruits et de friandises que la Jambe de Bois espérait vendre, puis devenait une chancelière ; le chevalet déployé supportait des chansons d’un demi-penny, et formait un paravent. Enfin l’escabeau était planté au milieu de la boutique, et notre homme s’y installait jusqu’au soir, ayant pour dossier la colonne du réverbère. Il était là par tous les temps ; quand il pleuvait, il ouvrait son parapluie et en abritait ses marchandises, mais nullement sa personne. Quand il faisait sec, il repliait cet objet fané, l’attachait avec une corde, et le couchait sur les tréteaux, où il avait l’air d’une laitue malsaine, qui avait perdu en couleur et en fermeté ce qu’elle avait gagné en dimension.

Notre homme avait fini par établir ses droits à la place où nous le voyons installé, et peu à peu la prescription s’était acquise. Jamais il n’avait reculé d’un pouce ; mais tout d’abord il s’était prudemment éloigné de la façade, et avait choisi le coin d’en bas de l’un des murs latéraux. Un coin affreux, glacial en hiver, poudreux en été, désagréable par le meilleur des temps. Des brins de paille, des papiers vagabonds y tourbillonnaient, alors qu’il n’y