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quarante et quelques livres ; une mince fortune pour un homme qui en attendait plus de cent mille ; mais cela me permettait de réaliser mon plan. Sans ces valeurs je n’aurais pas pu me rendre au café de l’Échiquier, ni louer l’appartement de mister Wilfer.

« J’étais à l’hôtel depuis douze jours, lorsqu’on retrouva le corps de Radfoot. Les tortures morales qui m’assiégèrent à cette époque, affreux cauchemar qui était la conséquence du poison, me firent croire que j’y avais passé beaucoup plus de temps ; je sais néanmoins le contraire. Ces tortures se sont affaiblies peu à peu ; et je crois maintenant en être délivré ; cependant il m’arrive quelquefois d’être obligé de m’arrêter au milieu d’une phrase et de réfléchir pour trouver les mots dont j’ai besoin.

« Me voilà encore sorti de mon sujet ; la conclusion est cependant assez prochaine pour que je n’essaye pas d’y échapper. Allons droit au but, puisqu’il faut l’atteindre. Je me procurais les journaux tous les matins, afin d’y chercher la nouvelle de ma disparition ; mais on n’en parlait pas. Un soir, étant sorti pour prendre l’air (je ne quittais ma chambre qu’à la nuit close), je vis un rassemblement autour d’une affiche placardée à Whitehall. Cette affiche annonçait qu’on avait trouvé dans la Tamise le corps de John Harmon, et que les coups et blessures dont il portait les traces faisaient naître les soupçons les plus graves. Venaient ensuite le signalement, les détails du costume, les papiers qui se trouvaient dans mes poches, enfin l’endroit où il fallait aller pour reconnaître le cadavre. Poussé par un sentiment irréfléchi, dont la force m’égarait, je courus à l’adresse indiquée. Je fus mis en présence du défunt ; j’eus sous les yeux le spectacle de la mort à laquelle j’avais échappé ; et dans ce tableau, dont l’horreur venait se joindre aux tortures que le poison me faisait souffrir, je reconnus Redfoot. On l’avait tué pour lui arracher ma valise, et probablement on l’avait jeté dans la rivière en même temps que moi, qu’il avait voulu assassiner.

« Je fus ce soir-là au moment de déclarer ce que je savais, bien que je n’eusse aucun renseignement sur le coupable et que la seule chose que j’eusse à dire, c’était que la victime, au lieu de se nommer John Harmon, s’appelait George Redfoot. Le lendemain, tandis que je me demandais ce que j’allais faire, le bruit de ma mort se répandit. J’hésitais toujours ; pendant ce temps-là, ma mort se confirmait. L’enquête, le gouvernement, le pays tout entier déclaraient que j’étais mort. Je ne pouvais pas prêter l’oreille cinq minutes aux bruits extérieurs sans entendre dire que je n’étais plus. Ainsi mourut John Harmon ; Jules Handford disparut à son tour et fut remplacé par Rokesmith. La démarche