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L’inconnu remplit les verres ; Riderhood vida le sien jusqu’à la dernière goutte ; et revenant au couteau. « C’est, dit-il…

— Attendez, fit l’inconnu, j’allais boire à la santé de votre fille. À votre santé, miss Riderhood.

— C’couteau est c’lui d’un nommé Radfoot ?

— Oui.

— George Radfoot, un marin d’ma connaissance.

— Précisément.

— Qu’est-i d’venu ?

— Il est mort ; et d’une triste façon ; horrible à voir !

— D’quoi parlez-vous ? demanda Riderhood.

— De son cadavre ; affreusement défiguré par les assassins.

— Lui ! assassiné ? Par qui donc ? »

Pour toute réponse, le visiteur haussa les épaules ; il remplit le verre de Riderhood, qui, l’ayant vidé, regarda alternativement sa fille et son vis-à-vis. « J’suppose, commença-t-il, qu’vous n’voulez pas dire à un honnête homme… » Il s’arrêta brusquement, son verre à la main, comme fasciné par le paletot de l’inconnu ; il se pencha au-dessus de la table, regarda la manche de ce paletot, en releva le parement pour en examiner la doublure (ce que l’étranger lui laissa faire avec le plus grand calme), et s’écria :

« V’là qu’est sûr ! J’me trompe pas, c’est ben le paletot à Radfoot.

— Oui ; celui qu’il avait la dernière fois que vous l’avez vu.

— C’est vous qui l’avez tué ; v’là qu’est sûr. »

Il ne lui en fit pas moins remplir son verre. L’inconnu haussa de nouveau les épaules, et ne témoigna pas la moindre confusion.

« J’veux êt’pendu si j’comprends ce garçon-là, dit Riderhood, après s’être jeté son vin dans le gosier. Expliquez-vous un peu, dites-nous quéque chose de clair.

— Je veux bien, » répondit l’autre en se penchant à son tour au-dessus de la table ; et il ajouta d’une voix grave et pénétrante : « Vous êtes un affreux menteur. »

Riderhood se leva et fit semblant de vouloir jeter son verre à la face de l’étranger ; celui-ci, toujours impassible, se contenta d’agiter l’index de l’air d’un homme qui en sait plus long qu’on ne le suppose ; ce que voyant, l’honnête témoin se ravisa, reprit sa place et posa son verre sur la table.

« Quand vous êtes allé au Temple, chez cet homme de loi, débiter le conte que vous aviez forgé, dit l’inconnu d’un ton en quelque sorte confidentiel et d’un calme exaspérant, il est possible que vous ayez fortement soupçonné l’un de vos amis ; je pense même que vous avez dû le faire.