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des bosquets d’arbres à pain, en attendant les navires que la brise amènerait d’Europe ; car des matelots à exploiter formaient une partie essentielle du paradis de Plaisante.

Un soir, mais non pas en été, comme miss Riderhood venait à sa porte, elle fut aperçue par un homme qui était appuyé à la maison d’en face. Il faisait presque nuit et un vent glacé soufflait avec violence. De même que la plupart des femmes du Trou, Plaisante offrait cette particularité que sa chevelure formait un nœud ébouriffé et lâche, continuellement défait, et ne pouvant entrer dans une combinaison quelconque sans avoir été préalablement tordue. À peine fut-elle donc au seuil de sa boutique, où elle venait voir ce qui se passait, que Plaisante prit ses cheveux à deux mains et les releva, suivant son habitude. C’était dans ce quartier une coutume si générale que lorsqu’il survenait une querelle, ou toute autre cause d’intérêt, on voyait ces dames accourir de tous les points, le peigne à la bouche, et relevant leurs cheveux.

Il fallait descendre trois marches pour entrer dans la boutique de Plaisante ; une misérable échoppe dont un homme quelle que fût sa taille, pouvait toucher le plafond avec la main ; cependant sur la petite fenêtre mal éclairée, parmi un ou deux mouchoirs de couleurs éclatantes, un pantalon purée de pois, quelques montres sans valeur, quelques mauvaises boussoles, un pot à tabac et deux pipes en sautoir, une bouteille de brou de noix, et quelques atroces sucreries, servant de couverture au principal trafic du lieu, se voyait un écriteau portant cette inscription :

PENSION POUR LES MATELOTS

Ayant aperçu miss Riderhood, le personnage d’en face traversa la rue, et si rapidement qu’il fut près d’elle avant qu’elle eût fini de se coiffer.

« Votre père y est-il ? demanda cet homme.

— Je pense que oui ; entrez, » répondit Plaisante en achevant son nœud.

C’était un piège que cette réponse ; Riderhood n’était pas là ; sa fille le savait de reste ; mais le questionneur ayant l’aspect marin, il ne fallait pas le laisser partir.

« Asseyez-vous près du feu, dit Plaisante, les gens de votre métier sont les bienvenus chez nous.

— Merci, » dit l’inconnu.

Il avait en effet la tournure et les mains d’un matelot ; cependant tout en reconnaissant leur souplesse caractéristique, Plaisante vit du premier coup d’œil que ses mains n’étaient pas