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un nom ambitieux, s’affirmant avec autorité. Il n’en signait que la première lettre et ne révélait le sens réel de cette initiale qu’à un petit nombre d’amis dont la discrétion lui inspirait toute confiance. De là cette habitude qu’on avait prise dans le quartier de lui donner pour noms de baptême tous les adjectifs et tous les participes commençant par un R. Quelques-uns lui allaient plus ou moins bien, tels que Rondelet, Rougeaud, Rouillé, Râpé, Ridicule, Ruminant. Quelques autres n’avaient de sel, au contraire, que par leur manque d’application, tels que Rageur, Rodomond, Récalcitrant, Requinqué. Mais le plus connu de tous était Rumty ; il lui avait été donné, dans un moment d’inspiration, par un gentleman d’habitudes joyeuses, qui en avait fait le premier mot d’une chanson de table, chanson qui avait conduit son auteur au Temple de Mémoire, et dont le refrain expressif était :

 « Rumty, ritity, raou, daou, daou :
« Chantez relitity, raou, baou, baou. »

Ce nom avait fini par être adopté ; on le lui donnait sans cesse. Même en lui écrivant de petites lettres de commerce on l’appelait : « Mon cher Rumty. » À quoi il répondait tranquillement :

« Votre tout dévoué,
« R. Wilfer. »

Il était employé dans la maison Chicksey, Vénéering et Stobbles, qui faisait la droguerie. Chicksey et Stobbles, ses premiers patrons, avaient été absorbés par Vénéering, leur ancien voyageur, dont l’avènement s’était signalé par l’apparition d’une grande quantité de glaces sans tain, de cloisons d’acajou verni, et d’une plaque énorme qui étincelait à la porte d’entrée.

Un soir, ayant fermé son pupitre et mis ses clefs dans sa poche, de la même manière que s’il les avait pendues à un clou, Rumty se dirigeait vers ses pénates. Il demeurait au nord de Londres, dans la région d’Holloway, qui alors était séparée de la ville par des champs et des arbres. Entre Battle-Bridge et le quartier de Rumty se déployait un Sahara suburbain où l’on fabriquait des tuiles et des briques, faisait bouillir des os, tuait les chiens, battait les tapis, déposait les décombres, et où les entrepreneurs de balayage entassaient leurs ordures. Tout en suivant le bord de ce désert pour se rendre chez lui, tandis que les feux des briquetiers formaient des taches livides sur le brouillard, Wilfer hocha la tête en soupirant :