Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/298

Cette page a été validée par deux contributeurs.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion


— En effet, répondit l’auguste mère, en accueillant avec courtoisie le retour de l’insolente, il paraît que nous sommes requis d’avoir cette opinion. Voilà pourquoi, Lavinia, j’ai blâmé la légèreté de vos paroles. Missis Boffin, dont la physionomie est telle que je ne puis y penser avec le calme convenable, missis Boffin et votre mère ne sont pas sur un pied d’intimité. On ne doit pas supposer un instant que ces gens-là osent parler de notre famille en disant les Wilfer ; je ne puis donc pas condescendre à dire les Boffin. Un pareil ton, nommez-le familiarité, légèreté, égalité, comme bon vous semblera, impliquerait un genre de relations qui n’existent pas entre nous. Ai-je su me faire comprendre ? »

Sans faire semblant d’avoir entendu cette question, qui, pourtant avait été posée avec une emphase et un geste oratoires dignes du barreau, Lavinia rappela à sa sœur qu’elle ne leur avait pas dit comment se portaient les gens dont elle lui avait demandé des nouvelles.

« C’est inutile, répondit Bella en étouffant son indignation ; ces gens-là, comme vous dites, sont trop bons et trop généreux pour qu’on les mêle à de pareils entretiens.

— Pourquoi y mettre des formes ? demanda mistress Wilfer d’une voix ironique ; la périphrase est polie ; mais à quoi bon ? Pourquoi ne pas dire ouvertement qu’ils sont trop au-dessus de nous ? L’allusion est facile à saisir ; il n’est pas besoin de déguiser votre pensée.

— Ma, répondit la jeune fille en frappant du pied, vous et Lavinia, vous feriez perdre patience à une sainte.

— Infortunée Lavvy ! s’écria la mère avec commisération, toujours attaquée, ma pauvre enfant ! »

Mais Lavvy, désertant de nouveau le parti maternel, riposta avec aigreur : « Ne me patronez pas, Ma ; je me défendrai bien moi-même.

— Une chose m’étonne, reprit mistress Wilfer en s’adressant à Bella, qui, au fond, était moins intraitable que sa sœur, une chose m’étonne, c’est que vous ayez eu le temps, et le désir, de vous arracher à mister et à missis Boffin pour venir nous voir. C’est que nos faibles droits, mis en regard des liens puissants qui vous unissent à ces gens-là, aient eu quelque poids dans la balance. Je sens toute la gratitude que je dois éprouver de ce triomphe accidentel sur mister et missis Boffin. »

La bonne créature appuyait avec amertume sur la première lettre de ce nom détesté, comme si les torts de ceux qui le possédaient avaient été représentés par cette initiale, et qu’elle eût préféré de beaucoup les Doffin, les Moffin ou les Poffin.