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d’être le porteur ; vous savez, miss, que je vais là-bas tous les jours.

— Inutile de me le rappeler, monsieur. »

Elle avait mis trop de précipitation à lancer ce reproche, elle le comprit en voyant le regard de Rokesmith. « Ils m’envoient peu de ce que vous appelez des paroles affectueuses, dit-elle en se réfugiant dans un mauvais procédé.

— On me demande fréquemment de vos nouvelles, reprit le secrétaire ; et je donne celles que j’ai pu me procurer.

— J’espère qu’elles sont exactes, dit Bella.

— Si vous en doutiez, miss, je le regretterais vivement ; cela ne serait point en votre faveur.

— Oh ! monsieur, je n’en doute pas ; le reproche est juste, je l’ai mérité ; je vous demande pardon, mister Rokesmith.

— Je vous supplie de n’en rien faire ; et pourtant cela vous montre sous un admirable jour, répondit-il avec chaleur. Oubliez cette parole, miss, je vous en prie ; c’est moi qui sollicite mon pardon. Pour en revenir à ceux qui me demandent de vos nouvelles, peut-être supposent-ils que je vous rapporte ce qu’ils me disent à ce sujet ; mais comme vous ne me parliez pas d’eux, je craignais de vous importuner.

— J’irai demain les voir, monsieur, dit-elle en ayant l’air de s’excuser, comme s’il lui avait reproché son indifférence.

— Devrai-je leur en faire part ? demanda-t-il en hésitant.

— Comme vous voudrez, monsieur.

— En ce cas, j’annoncerai votre visite. » Il attendit un moment, dans l’espoir qu’elle prolongerait la conversation ; et voyant qu’elle ne disait rien il salua et partit.

Lorsqu’elle fut seule, miss Bella fut frappée de deux choses assez curieuses : la première c’est qu’elle se sentait l’air contrit ; la seconde c’est que l’intention d’aller voir sa famille ne lui était venue qu’au moment où elle en avait parlé à Rokesmith. « Qu’est-ce que cela signifie ? se dit-elle en elle-même ; il n’a sur moi aucune influence ; pourquoi me préoccuper d’un être dont je ne me soucie pas. »

Mistress Boffin ayant insisté pour que l’expédition du lendemain se fît avec la voiture, miss Bella se rendit chez elle en brillant équipage. Sa mère et sa sœur, qui, depuis la veille, se demandaient s’il en serait ainsi, et qui étaient cachées derrière le rideau pour la voir arriver, convinrent dès qu’elles aperçurent le coupé, de le laisser à la porte le plus longtemps possible pour l’édification des voisins. Puis elles descendirent dans la petite pièce où nous avons déjà vu la famille, et où ces dames accueillirent Bella avec la plus noble indifférence.