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quer de charité ; on dirait qu’il a saisi par la jupe cette vertu théologale au moment où elle croyait de son devoir de le fuir, et qu’il la retient malgré elle.

« Je pourrais bien, dit-il, communiquer certaines observations, mais je les garde pour moi. Voilà une immense fortune qui tombe du ciel à une personne qui ne doit pas être nommée. Voici, d’autre part, une petite allocation, tant par semaine, qui me tombe des nues, augmentée, il est vrai du chauffage et de l’éclairage. Lequel de nous deux est supérieur à l’autre ? Ce n’est pas celui dont je tairai le nom ; mais je me soumets. Je prends mon allocation et mon chauffage ; lui sa fortune ; ainsi va le monde.

— Ah ! mister Wegg, ce serait bien heureux pour moi, si je pouvais accepter les coups du sort avec ce calme-là.

— Voyez, reprend Silas, avec un geste oratoire de sa pipe et de sa jambe de bois, dont l’élan manque de le renverser, voyez encore (et cette fois cela m’indigne), celui qui ne doit pas être nommé est un être crédule ; on s’empare facilement de son esprit, et c’est ce qui a été fait. Il m’avait à sa droite, où je comptais sur un avancement fort naturel ; peut-être penserez-vous que je l’avais mérité ? » Murmure affirmatif. « Eh ! bien, il me laisse à ma place ; et met au-dessus de moi un étranger dont les flatteries lui ont tourné la tête. Lequel des deux, pourtant, a le plus de valeur ? Qui fait de la poésie ? Qui se mesure avec les Romains, civils et militaires, jusqu’à en être enroué, comme si on n’avait été nourri que de sciure de bois depuis sa première enfance ? Je vous le demande ; est-ce moi, ou cet étranger ? Cependant la maison lui est ouverte à tout moment du jour ; il y a sa chambre. Et sur quel pied l’a-t-on mis ? Il touche par an un millier de livres. Tandis qu’on me relègue au Bower, où l’on vient me trouver, comme un vieux meuble, quand on a besoin de moi ; ce n’est pas le mérite qui l’emporte. Ainsi va le monde ? J’en fais l’observation, parce qu’il m’est impossible de ne pas le voir : j’ai un œil auquel rien n’échappe ; mais ce n’est pas pour me plaindre. Vous connaissiez le Bower, mister Vénus ?

— Jamais je n’en avais franchi le seuil.

— Mais vous êtes venu jusque-là ?

— Oui, mister Wegg ; j’ai même regardé plus d’une fois dans la cour, avec curiosité.

— Avez-vous aperçu quelque chose ?

— Rien que les tas d’ordures, mister Wegg. »

Toujours préoccupé de ce qu’il cherche, Silas promène ses yeux dans la chambre et les roule autour de Vénus, comme s’il y avait chez celui-ci quelque chose à découvrir.

« Cependant, reprend-il, on pourrait croire, qu’étant lié aux