Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/253

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Arrive enfin mister Lammle, qui est toujours en retard. Il en est de même des habitués de sa chambre : toujours retenus plus ou moins par de secrètes missions ou des renseignements à recueillir ; et grec, italien, espagnol, indien, mexicain, pair, prime, escompte, trois quarts et sept huitièmes.

Un petit dîner fin est immédiatement servi. Mister Lammle, dans tout son éclat, s’assied à sa place, son domestique derrière sa chaise, et derrière le domestique les doutes qui suivent partout ce dernier au sujet de ses gages.

Mister Lammle fait appel à ses qualités les plus brillantes, car Fledgeby et miss Podsnap se sont enlevé la parole, et se jettent mutuellement dans les plus singulières attitudes. Georgiana essaye de cacher ses coudes, et se consume en efforts incompatibles avec le maniement de la fourchette. Fascination, qui est en face d’elle, fait tout ce qu’il peut pour ne pas la voir, et trahit sa perplexité en cherchant ses favoris avec son verre, son couteau et son pain. Il faut donc que mister et missis Lammle se mettent à leur souffler leurs rôles, et ils s’en acquittent de la manière suivante :

« Georgiana, » dit en souriant mister Lammle, qui lui parle à voix basse, et dont le brillant costume rappelle celui d’Arlequin, « vous n’êtes pas comme à l’ordinaire. »

La jeune personne balbutie qu’elle est toujours comme cela.

« Oh ! Georgiana, vous qui êtes si naturelle, qui avez tant d’abandon ! vous qui nous reposez de ce monde factice par votre simplicité, votre grâce naïve et franche ! »

Miss Podsnap regarde la porte comme si elle nourrissait vaguement la pensée de prendre la fuite.

« J’en appelle à Fledgeby, dit Alfred en élevant la voix.

— Oh ! non, s’écrie timidement Georgiana, pendant que missis Lammle reçoit la parole qui lui est passée.

— Mille pardons, cher Alfred ; je ne vous cède pas encore mister Fledgeby, nous avons ensemble une discussion personnelle. »

Il fallait, pour discuter ainsi, que Fascination fût un mime de premier ordre, car il n’avait pas encore remué les lèvres.

« Une discussion personnelle ! s’écrie mister Lammle ; je suis jaloux ; de quoi s’agit-il, mon amour ?

— Faut-il le dire, mister Fledgeby ?

— Oui, dites-le, répond Fascination, qui s’efforce d’avoir l’air de comprendre.

— Il s’agit de savoir, dit missis Lammle, si mister Fledgeby est dans son assiette ordinaire ; je prétends que non, et je soutiens que vous vous en êtes aperçu.