Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/250

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’une voix caressante, ouvrant les bras de la jeune miss et les fermant tour à tour comme un compas, c’était bien ma petite Georgiana Podsnap. Alors ce jeune Fledgeby vint trouver Alfred Lammle…

— Oh ! je vous en pri-ie-ie-ie ! s’écrie Georgiana, comme si une violente compression eût fait sortir cette prière de ses lèvres. Je le déteste pour avoir dit cela.

— Que pensez-vous qu’il ait dit, ma chère ? demande en riant mistress Lammle.

— Je ne sais pas, répond la jeune personne d’un air égaré ; mais c’est égal, je le hais tout de même.

— Chère belle, reprend missis Lammle, en riant toujours de son rire séduisant, le pauvre garçon n’a dit qu’une chose, c’est qu’il était ahuri.

— Bonté divine ! qu’il doit être sot.

— Le malheureux a supplié Alfred de l’inviter à dîner, et de le prendre en quatrième pour aller au théâtre. Ainsi donc, il dînera demain ici et viendra avec nous à l’Opéra. Oui, chère ; et voilà toute l’histoire. Mais ce qui va bien vous surprendre, c’est qu’il est plus timide que vous, et qu’il a infiniment plus peur de ma petite Georgiana qu’elle n’a peur elle-même de qui que ce soit au monde. »

Georgiana, qui, dans son trouble, s’étire les doigts d’un air courroucé, ne peut s’empêcher de rire en pensant qu’elle fait peur à quelqu’un. Profitant de cette heureuse disposition, missis Lammle parvient à la calmer, et finit, à force de caresses, par la rallier à ses projets. L’insinuant Alfred lui prodigue à son tour ses flatteries délicates et lui promet d’être à sa disposition pour écraser Fledgeby dès qu’elle en éprouvera le besoin.

Il est donc entendu que ce jeune homme viendra pour admirer, et Georgiana pour qu’on l’admire. C’est avec la sensation toute nouvelle que cette perspective fait naître dans son cœur, que la jeune personne, munie des baisers nombreux de sa chère Sophronia, se dirige vers la maison paternelle, suivie de six pieds de valet mécontent. Jamais elle ne rentre au logis sans qu’une pareille mesure dudit article ne soit venue la chercher.

Quand ils furent seuls, mistress Lammle dit à son mari :

« Si je ne me trompe, monsieur, vos manières irrésistibles ont produit de l’effet sur cette petite. Je vous parle de cette conquête, parce que je lui crois plus d’importance pour vos affaires que pour votre amour propre. »

Sophronia rencontra dans la glace le sourire satisfait de son mari, et jeta sur ce dernier un coup d’œil dédaigneux, qui fut recueilli par Alfred. Puis ils se regardèrent tranquillement,