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princier est libre ; et l’on écrit aux Lammle pour leur apprendre cette découverte. Enchantés, ils vont voir cette demeure splendide ; mais malheureusement ce n’est pas encore là ce qu’ils rêvent. Bref, ils ont éprouvé tant de déceptions de ce genre qu’ils commencent à croire qu’il leur faudra construire la résidence princière dont ils ont besoin ; ce qui double leur réputation brillante. Beaucoup de personnes de leur connaissance en prennent en dégoût leurs propres hôtels, et sont envieuses du palais imaginaire des Lammle.

En attendant, les élégantes draperies, les meubles rares placés au premier étage de la petite maison de Sackeville, sont empilés sur le squelette[1], et si jamais celui-ci a murmuré tout bas : « Je suis là, dans ce cabinet, » c’est à l’oreille de bien peu de gens ; dans tous les cas, ce n’est pas à celle de miss Podsnap. Ce qui surtout ravit Georgiana, c’est le bonheur conjugal de missis Lammle, et ce bonheur est fréquemment le sujet de la conversation.

« Je suis sûre, dit miss Podsnap, que mister Lammle est pour vous comme un amant ; c’est à dire je suppose que…

— Georgiana ! chère âme, interrompt missis Lammle en agitant l’index, prenez garde.

— Bonté divine ! s’écrie miss Podsnap, qu’est-ce que j’ai dit ?

— Mister Lammle ! répond Sophronia, en hochant la tête d’un air badin, il ne faut pas dire cela, vous savez.

— Non, c’est Alfred ; je suis bien contente ; j’avais peur d’avoir dit une inconvenance ; je dis toujours à Ma quelque chose de shocking.

— Avec moi, chère belle…

— Oh ! vous n’êtes pas maman ; et c’est dommage, je voudrais bien que vous la fussiez. » Missis Lammle adresse le plus doux sourire à son amie, qui le lui rend de son mieux ; puis elles se mettent à goûter dans le boudoir.

« Ainsi, ma Georgiana, Alfred répond à l’idée que vous vous faites d’un amant ?

— Je ne dis pas cela, s’écrie la petite miss en commençant à

  1. Piled over the skeleton, façon de parler d’une chose cachée sous des apparences trompeuses. Expression très-employée au siècle dernier, à l’époque où un certain nombre de personnes disparurent sans qu’on pût en retrouver les traces. On dit alors proverbialement au sujet d’un fait dont on ne pouvait donner la preuve : Ah ! si l’on trouvait ta cadavre ! Ah ! si le cadavre pouvait parler ! et cette phrase s’appliqua aux moindres choses, à de fausses dents, de faux cheveux, à tout ce qui semblait être l’objet d’une dissimulation quelconque.(Note du traducteur.)