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la Podsnaperie, rejeter les couvertures du phaéton soupe-au-lait, sortir du cercle où parade sa mère, et préserver ses pauvres petits orteils gelés des atteintes de la caracolade, elle se rend chez missis Lammle. À cela nul empêchement. Missis Podsnap, accoutumée à s’entendre appeler magnifique par de vieux ostéologues qui poursuivent leurs études dans les dîners de cérémonie, peut fort bien se passer de sa fille. De son côté, mister Podsnap, en apprenant où va Georgiana, se gonfle du patronage qu’il accorde aux Lammle. Que ces jeunes gens, incapables de s’élever jusqu’à lui, aient avec empressement saisi le bas de son manteau ; que, dans leur impuissance à jouir de son soleil, ils se soient épris du pâle reflet de sa lumière, que leur distribue sa jeune lune, c’est à la fois naturel et bienséant. Cela lui donne de ces Lammle une meilleure idée qu’il n’en avait eue jusqu’alors : ils savent au moins apprécier la valeur d’une excellente relation.

Et pendant que Georgiana se rend chez son amie, mister Podsnap, bras dessus bras dessous avec mistress Podsnap, va de dîner en dîner, installant sa tête opiniâtre dans sa cravate, en ayant l’air d’exécuter sur la flûte de Pan une marche triomphale en son honneur : « Voici Podsnap ! le conquérant Podsnap ! trompettes et tambours sonnez et battez aux champs ! »

L’un des traits caractéristiques de mister Podsnap, et qui, sous une forme ou sous une autre, se rencontre généralement dans toute la Podsnaperie, c’est qu’il ne permet pas à qui que ce soit la moindre observation sur ses amis et connaissances. « Vous êtes bien osé ! une personne que j’approuve, qui a un certificat de moi ! C’est moi que vous frappez à travers cette personne, moi, Podsnap le Grand. Je me soucie fort peu de la dignité de cette personne, mais j’ai un soin particulier de celle de Podsnap. » Il en résulte que, si devant lui, quelqu’un mettait en doute la solvabilité des Lammle, cet audacieux se ferait vertement rabrouer. Mais cette irrévérence ne vient à l’idée de personne, car Vénéering, un membre du Parlement, assure qu’ils sont fort riches. Il peut du reste le croire, pour peu qu’il en ait le désir, n’ayant aucun renseignement qui puisse l’en empêcher.

La maison qu’habite le jeune ménage dans Sackville street, Piccadilly, n’est qu’une résidence provisoire. Elle suffisait parfaitement à mister Lammle avant qu’il fût marié ; mais aujourd’hui cela ne convient plus. Les jeunes époux sont donc sans cesse à visiter de somptueux hôtels dans les quartiers les plus riches, et toujours sur le point d’acheter un de ces palais ; mais sans jamais rien conclure. Ils se font ainsi une réputation brillante. « L’affaire des Lammle ! » s’écrie-t-on dès qu’un hôtel