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— Non, non, non, dit Eugène, qui pour rien au monde n’aurait voulu blesser la pauvre infirme ; ce serait mauvais pour les affaires ; si chacun travaillait comme vous, il n’y aurait que des habilleuses de poupées.

— C’est un peu vrai, répondit la petite personne ; il y a quelquefois dans votre tête une espèce d’idée. À propos d’idées, ma Lizzie, je me demande comment il se fait, quand je suis là, dans cette chambre, travail-travail-travaillant toute seule, que je sente des fleurs.

— Je répondrai comme un dire banal, dit languissamment Eugène, car la maîtresse de la maison commençait à l’ennuyer, que vous sentez des fleurs parce qu’il y a des fleurs que vous sentez.

— Je ne crois pas, dit la petite créature, qui, le menton appuyé sur une main, regardait vaguement devant elle. Il n’y a pas de fleurs dans le quartier : ce n’est pas cela ; et pourtant, quand je suis à l’ouvrage, je sens des milliers de roses, jusqu’à me figurer que j’en vois des tas sur le carreau. Je sens l’odeur des feuilles tombées, au point d’allonger la main et de croire que je vais en entendre le frou-frou. Je sens l’aubépine et toutes sortes de fleurs que je ne connais pas, car j’en ai vu bien peu dans ma vie.

— De jolis rêves, chère mignonne, dit miss Hexam en regardant Eugène, comme pour lui demander si cette illusion n’était pas donnée à la pauvre petite en dédommagement de ce qu’elle avait à souffrir.

— Vous avez raison, Lizzie, de bien jolis rêves ! et les oiseaux que j’entends, oh ! comme ils chantent ! » s’écria la petite ouvrière en étendant la main et en levant les yeux vers le ciel.

Il y avait dans son geste et sur ses traits quelque chose d’inspiré qui la rendait vraiment belle. Puis le menton s’abaissa lentement et se reposa sur la main.

« Je crois, poursuivit la pauvrette, que mes oiseaux chantent mieux et que mes fleurs sont plus parfumées que les autres, car lorsque j’étais petite (à l’entendre, on aurait dit qu’il y avait plus d’un siècle), les enfants que je voyais à mon réveil ne ressemblaient pas du tout à ceux que j’ai vus depuis lors. Ils n’étaient pas comme moi, ils n’avaient pas froid, n’étaient pas déguenillés, pas battus, jamais malades. Ils ne me faisaient pas trembler comme les autres, en poussant des cris aigus, et ne se moquaient pas du monde. Il y en avait beaucoup, beaucoup, tous en toilette blanche, avec quelque chose de brillant sur la tête et au bas de la robe ; je n’ai jamais pu l’imiter, bien que je l’aie encore devant les yeux. Ils descendaient en longues files étincelantes qui passaient devant