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ivrogne, un tailleur (ou quelque chose comme cela) et une caricature d’enfant, ou de sorcière, on ne sait pas même ce que c’est ? Je te demande d’en sortir, et tu parles comme si on te condamnait à y vivre. Je t’en prie sois plus pratique. »

Elle s’était montrée pour lui assez pratique pendant tant d’années de lutte et de souffrance ; elle aurait pu le lui dire ; mais elle se contenta de lui frapper sur l’épaule deux ou trois fois d’une façon caressante. C’était ainsi qu’elle l’apaisait quand il était enfant, et que, ployant sous ce fardeau trop lourd, elle le promenait dans les rues. Les larmes vinrent aux yeux de Charley ; puis s’essuyant les yeux d’un revers de main :

« Je te jure, dit-il, que je veux être un bon frère, et te prouver que je n’oublie pas ce que je te dois. Je voulais seulement dire qu’il faudrait réprimer ton imagination. J’aurai plus tard un pensionnat ; tu viendras avec moi ; il ne faudra plus rêver alors ; pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Est-ce que tu es fâchée, Liz ?

— Non, Charley, non.

— Je ne t’ai pas fait de peine ?

— Non, Charley. »

Mais cette réponse fut moins vive et moins nette que la précédente.

« Je n’en avais pas l’intention. Voilà M. Headstone qui s’arrête, et regarde la marée ; cela signifie qu’il est temps de partir. Embrasse-moi, Liz ; je ne voulais pas te faire de peine ; embrasse-moi, et dis que tu le sais bien.

— Oui, Charley ; j’en suis sûre. »

Ils s’embrassèrent, et allèrent rejoindre mister Headstone.

« Notre chemin est celui de votre sœur, » dit le maître à l’écolier ; et de plus en plus gauche, il offrit avec raideur son bras à la jeune fille. Mais à peine y avait-elle posé la main, que Lizzie la retira vivement. Il regarda autour de lui, comme s’il eût pensé qu’elle avait aperçu quelque chose qui lui inspirait cette action.

« Je ne rentre pas encore, dit-elle ; puis vous avez une longue course à faire, et vous marcherez plus vite sans moi. »

Se trouvant alors près du pont du Wauxhall, ils se décidèrent à en profiter pour traverser la Tamise. Bradley tendit la main à la jeune fille ; Lizzie lui toucha le bout des doigts et le remercia des bontés qu’il avait pour son frère.

Le maître et l’élève marchaient rapidement et en silence ; ils étaient presque arrivés au bout du pont, lorsqu’un gentleman apparut, le nez au vent, le cigare à la bouche, l’habit largement ouvert, les mains derrière le dos. Quelque chose dans l’allure insouciante de ce personnage, dans l’air de flânerie arrogante