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temps, qu’à la fin Charles Hexam reprit d’une voix interrogative :

« La question est de savoir ?

— S’il ne vaudrait pas mieux pour vous, répondit Bradley, que toute relation fût rompue.

— Abandonner ma sœur, monsieur !

— Je ne dis pas cela ; je n’en sais rien ; c’est un point que je vous soumets. Je vous prie seulement d’y réfléchir ; vous savez quelle position vous pouvez vous faire chez moi.

— Après tout, dit Charles avec effort, c’est elle qui l’a voulu.

— Elle en a senti la nécessité, répliqua mister Headstone ; et voyant qu’une séparation était indispensable, soyez sûr qu’elle en a pris son parti. »

L’écolier parut faire un nouvel effort, comme pour triompher d’un sentiment pénible ; puis tout à coup relevant la tête :

«  Elle n’est pas installée, dit-il ; mais c’est égal, je serais bien aise, monsieur, que vous vinssiez avec moi ; vous la verriez ; elle ne nous attend pas, et vous la jugeriez vous-même.

— Êtes-vous bien sûr de n’avoir pas besoin de la prévenir ? demanda le chef d’institution.

— Ma sœur, répondit Charles avec fierté, n’a pas besoin qu’on l’avertisse ; elle n’a rien à cacher et ne craint pas qu’on la surprenne. » La confiance qu’il avait en Lizzie se faisait jour plus aisément que la pensée que nous l’avons vu combattre. Si le mauvais côté de sa nature était d’être foncièrement égoïste, il avait du moins en lui un bon sentiment : l’affection qu’il gardait à sa sœur ; et jusqu’ici la tendresse avait été la plus forte.

« Je suis libre ce soir, reprit le maître, et ne demande pas mieux que de vous accompagner.

— Merci, monsieur ; si vous le voulez bien, nous allons partir. »

Avec son habit noir et son gilet décents, sa chemise blanche et décente, le nœud décent et régulier de sa cravate noire, son pantalon poivre et sel décent, sa montre d’argent dans son gousset décent, et le cordon de crin décent qui lui entourait le cou, mister Bradley Headstone représentait un jeune homme de vingt-six ans d’une décence accomplie. On ne le voyait jamais avec d’autres vêtements, et malgré cela il les portait avec raideur, comme s’il y avait eu entre eux et lui un manque d’adaptation, qui rappelait l’ouvrier endimanché. Il avait acquis mécaniquement un grand fond de pédagogie ; il pouvait faire mécaniquement de l’arithmétique mentale, chanter à première vue mécaniquement, jouer mécaniquement de divers instruments à vent, même du grand orgue de l’église. Son esprit, dès sa plus tendre enfance, avait été un lieu d’emmagasinage mécanique ; toutes les marchandises y étaient disposées de manière à pouvoir